Page:Le Tour du monde - 11.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un joli paysage. Un clocher gothique élancé surmonte le pâté des maisons dans lequel le Tavy promène ses eaux claires et paisibles. De tous côtés des collines verdoyantes entourent et semblent vouloir protéger la ville. À droite, à gauche sont des cottages aux blanches façades, aux toits d’ardoise ou de tuiles ; enfin çà et là se dressent les charpentes aux formes étranges qui couronnent les puits de mines. Le cuivre et l’étain sont exploités jusqu’aux alentours de Tavistock.

Puits d’extraction à Wheal Friendship.

M. R. Hunt m’avait donné à Londres une lettre d’introduction pour M. J. Matthews, agent général (manager) d’une des plus importantes mines du pays. Je n’eus garde de manquer à mes devoirs de recommandé, et ma première visite fut pour M. Matthews. Malheureusement c’était jour de dimanche. Ce jour-là les mines ne travaillent pas. Ce jour-là, paraît-il, on ne reçoit pas non plus ses hôtes, car M. Matthews, que je rencontrai en route (en bon Anglais il sortait du prêche), me donna rendez-vous pour le lendemain. Je laissai ce digne régisseur tout entier à ses devoirs religieux, et comme je n’avais pas de Bible à lire ni de temple à fréquenter, je proposai à mes compagnons une course aux environs de Tavistock, riches en ruines celtiques. Malgré la solennité du dimanche, un voiturier, en doublant le prix de la course, bien entendu, consentit à nous accompagner. Il est avec le ciel des accommodements, nous dit l’automédon britannique dans son langage moitié celte, moitié anglais, et par une pluie battante, donnant à ses chevaux un des plus vigoureux coups de fouet qu’ils eussent jamais reçu, il nous porta vers la forêt de Dartmoor. Nous le laissâmes sur la route et prîmes à droite à travers champs. Nous enfoncions jusqu’à mi-jambe dans un sol tourbeux détrempé par la pluie, mais le spectacle que nous avions devant les yeux valait bien la peine qu’il nous coûtait. Nous étions dans un ancien village druidique, et partout autour de nous se dressaient des dolmens, des menhirs, des cromlechs. Une avenue de plus de trois cents mètres de long, dont les côtés étaient marqués par de grosses roches fichées en terre, se terminait de part et d’autre par des cercles sacrés. Chacun d’eux avait été tracé au moyen de dix-neuf pierres, nombre fort en honneur chez les druides. D’autres avenues, des lignes de hautes pierres debout, enfin une foule de cercles qui paraissaient avoir servi de limites à autant de cabanes ou de tumulus formaient, après dix-huit siècles, les ruines toujours existantes de cet ancien village celtique. Sur ces dolmens, dont la table à présent est presque couchée à terre, les druides préludaient, dit-on, à leurs sanglants sacrifices ; au pied de ces menhirs, pyramides monolithes toujours debout, ils rendaient la justice ; le long de ces avenues allaient les guerriers, les prêtres, les chasseurs, les hommes de la tribu.

Au centre de ces cercles de pierre, probablement sous un toit de chaume ou de feuillage, campait la famille. Après dix-huit siècles, les traces de cette ville bretonne, bâtie sur la tourbe, et qui a peut-être vu passer les soldats de Jules César, sont encore visibles, lorsque tant d’autres monuments fondés sur le grès et le granit ont entièrement disparu. Ici, c’est l’absence, l’éloignement de l’homme qui a préservé ces ruines. Non loin est Merrivale Bridge, un pont formé de pierre cyclopéennes, et qui doit certainement remonter à une époque presque aussi ancienne que les ruines que nous venons de visiter.

Le paysage est coupé de lignes étranges. Les landes sévères de Dartmoor s’étendent à l’est. À l’horizon se dressent des montagnes nues, dont une, le Vixen Tor, par la forme des rocs amoncelés, rappelle comme une bête fauve accroupie ; on dirait un renard. C’est vers ces landes stériles, jadis hantées des Bretons et depuis désertes, que les Anglais conduisirent en 1808 les prisonniers français. On ne les rendit qu’à la paix, La prison de Dartmoor renferme aujourd’hui des convicts.

Nous retournâmes des ruines celtiques comme nous y étions venus, c’est-à-dire par une pluie battante. Notre cocher (il s’appelait John comme tous les cochers anglais) supportait avec un calme qui avait encore quelque chose de plus résigné que le calme habituel aux Anglo-Saxons les hallebardes qui lui tombaient sur le dos. « Jean s’en alla comme il était venu, » semblait-il dire avec la Fontaine. J’interpellai ce driver stoïque :

« Mon brave homme, est-ce là le temps qu’il fait ici d’habitude au mois de juillet ?

— Monsieur, nous n’en avons jamais d’autre toute l’année.

— Il pleut donc toujours chez vous ?

Yes, sir.

— Et c’est là votre été ?

Yes, sir.

— Et quand vous voulez voir le soleil ?

— Nous allons le chercher ailleurs.

— Fort bien, mais un pays où il pleut toujours, savez-vous que cela n’est guère amusant.

— Il faut cependant habiter quelque part. »

Sur ce, John se mit à chanter ce quatrain philoso-