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est amarrée une grande embarcation qui attend sans doute le chargement du chariot, tandis que l’équipage, groupé à l’entrée d’une large caverne, cuisine en plein air.

Dans une heure nous serons à Semlin. La rive serbe est toujours formée d’une montagne d’argile coupée en falaises, surmontée de pentes que se partagent les arbres et la vigne. C’est la seule chose qui par réflexion donne un peu d’animation au passage. Le fleuve est si large et son cours est si droit en face de nous que l’eau fait horizon. À gauche une légère ligne brumeuse dessine faiblement la rive.

Après avoir tourné un promontoire qui affecte les formes régulières et solides d’un banc de rochers, nous longeons de pauvres maisons de bois qui trempent dans la rivière, tellement disseloquées et penchées qu’elles semblent s’accrocher et se soutenir aux grands arbres qui les abritent. Un peu plus loin une sentinelle blanc-vêtue veille, le fusil à l’épaule, à la porte d’un corps de garde en planches. Des douaniers sont assis près d’un grand hangar en toile goudronnée servant de doks pour les marchandises. Deux ou trois vapeurs sont à l’ancre près du rivage. C’est le débarcadère de Semlin.


XXXVI

SEMLIN.


Le débarcadère de Semlin. — Vue du Danube. — Les Serbes d’Autriche. — Une ruelle. — Danger de dessiner des ânes. — La police. — Départ pour Belgrade.

Deux ou trois ruelles conduisent du débarcadère de Semlin à la ville proprement dite, qu’on aperçoit, en face et à droite, à une distance respectueuse du fleuve, car le Danube est un voisin mal commode, et il ne fait pas bon toujours le serrer de trop près. À gauche, s’étend une prairie marécageuse plantée d’arbres et bordée de maisons de pauvre apparence.

Huttes de pêcheurs sur le Danube. — Dessin de Lancelot.

Semlin, situé au confluent du Danube et de la Save, n’est séparé de Belgrade que par la largeur de la rivière, très-spacieuse, il est vrai, en cet endroit. On m’avait parlé d’un omnibus à vapeur faisant continuellement le trajet entre ces deux villes. J’avais hâte d’en profiter et de repaître mes yeux de la contemplation d’une ville turque, m’imaginant qu’il suffisait pour monter à bord de payer sa place et tout au plus d’exhiber son passeport. Mais j’avais compté sans les formalités et les lenteurs interminables de la police autrichienne. Mon hôte m’apprit bientôt que je ne pouvais m’embarquer sans l’autorisation de l’état-major de la place et le visa de la police de Semlin. Je remis mon excursion au lendemain, et visitai la ville.

Il n’y a absolument rien à voir à Semlin. La ville passe pour commerçante. Mais tous les négoces m’y semblent confondus. Après avoir acheté un cigare chez un pharmacien, marchand de poissons secs, de beurre et de fromage, comme un négociant du Groënland, je m’éloigne du centre de la ville et gagne un quartier retiré dont les maisons, entourées d’une cour palissadée remplie d’arbres fruitiers et de fleurs, n’ont pas d’entrée sur la rue et ne laissent apercevoir que deux petites fenêtres carrées et jumelles, à persiennes vertes, avec des embrasures peintes en bleu de ciel. Un sureau ou un acacia abrite la porte et retombe en panache sur le toit en bardeau. Des chants bizarres et mélancoliques mêlés à des bourdonnements de gouzla (sorte de mandoline à une seule corde très-répandue dans les contrées yougoslaves), s’échappent par bouffées de ces fenêtres où l’on voit apparaître de temps à autre de jolies figures de femmes, étonnées et tristes, dont le type n’est ni allemand ni hongrois : ce sont des Serbes. Car Semlin, ou Zemoun, est une ville essentiellement serbe. Si l’allemand y est devenu la langue officielle, le peuple n’entend et ne parle que le serbe.

Les Serbes sont très-nombreux en Autriche, — près de deux millions. On les trouve répandus par masses plus ou moins compactes depuis l’Adriatique jusqu’aux Carpathes, dans la Dalmatie, la Croatie, l’Esclavonie, la Sirmie, la Hongrie proprement dite, le Banat. Leurs premiers établissements dans ces contrées remonte à l’époque même de l’apparition des Slaves sur le Danube, au milieu du septième siècle, c’est-à-dire bien avant l’arrivée et la conquête des Magyars. Plus tard un grand nombre de Serbes émigrés des provinces turques situées au delà du Danube et de la Save grossirent et renforcèrent ce fond primitif. Du quinzième à la fin du dix-septième siècle, ces émigrations se succédèrent presque sans interruption. La plus considérable, celle qui a le plus