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vailleurs. Si vous pouviez voir cela de près, comme je l’ai vu maintes fois, vous admireriez comme le parement est régulier et lisse, comme le sol est nivelé et quelle fière courbe décrit le surplomb. On a pensé à tout. De place en place un escalier descend au niveau du fleuve et permet d’y puiser ; des bornes d’achoppement ont été ménagées. Je ne sais pas si l’on se rend bien compte du temps qu’a exigé l’exécution d’un tel travail ; ce serait à valoir en plus : car ceux qui l’ont exécuté n’avaient pour outils que le pic du mineur ; ils étaient loin de chez eux, et étaient souvent obligés de quitter la pioche pour l’épée. Que n’auraient-ils pas fait, s’ils avaient eu à leur disposition les puissants auxiliaires que le génie de tant de générations a créés depuis ? Ce n’est pas, ajoutait-il, que je veuille déprécier les travaux des modernes. J’ai vu souvent le grand comte, comme ils l’appellent, dirigeant ses ingénieurs et leurs armées d’ouvriers. Si on l’eût laissé faire — car c’est au fleuve surtout qu’il en voulait — il l’eût nivelé et rendu facile comme la route. Avec la vapeur et la mine, c’était un jeu. Mais il avait contre lui la Turquie qui ne comprenait pas le but ni la portée de l’entreprise, et l’Autriche qui le comprenait trop. Ceux de mon pays admirent les hommes comme Szechenyi. Mais il ne faudrait pas oublier que si, grâce à lui, la civilisation moderne a pénétré jusque dans ces lointaines contrées, c’est que déjà le monde romain s’y était frayé un passage. Le génie de Rome n’a pas seulement jeté des ponts et creusé des chemins ; il a labouré les esprits ; le sillon est encore assez profond pour que les idées modernes y germent. »

À cela, le sior Nicolo, continuant à broder son thème favori, ajoutait beaucoup d’autres choses sur ce qu’on pourrait faire aujourd’hui avec les ressources de l’art moderne, disant à quoi les anciens employaient leurs forces, à quoi nous devrions occuper les nôtres. Je ne pouvais que l’en croire sur parole quant aux choses qu’il m’avait rapportées et qu’il disait avoir vues. Pour ce qui est de sa conclusion, sous forme d’insinuation, je n’avais garde de vouloir la discuter, au risque de froisser ses convictions, et de renouveler avec un tel fanatique de l’antiquité la vieille querelle des anciens et des modernes. D’ailleurs je me trouvais d’accord avec lui sur beaucoup de points, notamment sur celui-ci, que l’on ne doit pas mesurer la grandeur des peuples, ni celle des hommes d’après les forces dont ils disposent, mais d’après le but auquel ils tendent. Ce qui ne veut pas dire que même, sous ce point de vue, la comparaison fût tout à fait à l’avantage des anciens.

C’est sur ce chemin de halage, quelques milles en amont d’Orsova, que se trouve la fameuse table de Trajan, si souvent décrite par les voyageurs qu’il serait superflu d’en parler longuement ici. Un éboulement de roches assez récent, je crois, en a un peu défiguré l’aspect général ; car, autant que j’en puis juger à la distance où nous sommes, je ne retrouve plus la tablette telle que je l’ai vue figurée dans d’anciens dessins. Elle occupe une encoignure qui sert souvent d’abri et de campement à des pêcheurs serbes, et c’est à peine si l’on distingue aujourd’hui, noircie par la fumée de leurs feux, l’inscription commémorative de la première campagne de Trajan en Dacie (103 ap. J. C.).

IMP. COES. D. NERVOE.

FILIUS. NERVA. TRAJANUS.

GERM. PONT. MAX.[1]

Au-dessus de cette inscription l’on voit ou plutôt l’on voyait gravée la figure de deux dauphins, la queue enroulée, et entourant l’aigle romaine. D’autres ont cru voir, au lieu de l’aigle, deux Victoires, ou deux Génies ailés ; encore quelques années et les archéologues, d’accord, n’y verront plus rien. Il serait intéressant de savoir si cette tablette est rapportée ou si elle a été taillée sur place dans le rocher. Tous les auteurs que j’ai consultés sont muets sur ce point. On ne s’avise jamais de tout !

Cependant nous avons franchi la grande chaîne qui prend naissance en Pologne sous le nom de Carpathes et finit aux Balkans dans la Turquie d’Europe, après avoir décrit la figure d’un S majuscule que le Danube coupe par le milieu. Nous entrons dans le quatrième bassin du fleuve, et bientôt nous voyons poindre à notre gauche les maisons blanches d’Orsova.


XLI

ORSOVA.


L’ancien et le nouvel Orsova. — La ville autrichienne et la forteresse turque. — Un pacha de la Réforme. — Souvenir de la Restauration. — Boutade d’un voyageur hellène. — Paysage au clair de lune. — Un poste élevé difficile à prendre. — Négociation malheureuse avec une sentinelle. — Un mauvais coup manqué. — Un miracle.

Orsova (Alt-Orsova, « le Vieil-Orsova, » par opposition au Nouvel-Orsova, dont nous parlerons tout à l’heure) est la dernière station des bateaux à vapeur sur la rive autrichienne. À quelques kilomètres au-dessous, après qu’on a franchi la petite rivière Tcherna qui coule des dernières ramifications des Carpathes, commence la frontière valaque. À partir de là, le fleuve coule entièrement dans l’empire turc, si toutefois la Moldo-Valachie qu’il continue à longer à gauche jusqu’à la mer Noire comme un immense chemin de ronde (l’expression est de M. Saint-Marc Girardin), et la Serbie, qu’il n’abandonne qu’au confluent du Timok, peuvent être considérées comme faisant partie de l’empire turc.

En sa qualité de place frontière, Orsova, quoique simple bourg de quinze cents à deux mille habitants, jouit d’une foule d’avantages qui manquent à des villes beaucoup plus populeuses. Il y a une garnison fournie par le 14e régiment-frontière, composé entièrement de Valaques, un bureau de police, un office de douane, — deux signes de civilisation ! Aussi, à peine arrivé, qu’il séjourne ou continue sa route, le voyageur doit descendre à terre, ouvrir ses malles, exhiber son passeport, y faire apposer le visa de l’autorité. On en a pour deux heures au moins à la montée ; à la descente,

  1. « Nerva Trajan le Germanique, pontife souverain, fils du divin Nerva, César, empereur. »