Page:Le Tour du monde - 11.djvu/83

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quand on ne fait que sortir du territoire autrichien, les formalités sont moins nombreuses et moins longues. Par une exception rare, que je suis d’autant plus heureux de constater, je trouvai parmi les employés de la police d’Orsova, les seuls à qui j’eus affaire, des gens polis, expéditifs. En moins d’une demi-heure, j’étais en règle avec l’autorité, et j’étais installé à l’hôtel, en compagnie d’un jeune gentleman dont j’avais fait la connaissance au bureau des passe-ports, à la suite d’un de ces légers accidents de voyage qui rapprochent tout naturellement des hommes demeurés jusque-là étrangers les uns aux autres. Il se rendait comme moi à Bucharest, nous devions reprendre le bateau le lendemain jusqu’à Giurgevo, et en attendant, nous nous promettions de visiter ensemble Orsova.

Falaises du défilé de Cazan. — Dessin de Lancelot.

C’est, comme je l’ai dit, un simple bourg assez étendu, et qui pourra devenir une ville importante lorsque la navigation du Danube aura pris toute son extension, et que la frontière d’Autriche ne sera plus une barrière, mais un marché et un entrepôt. Il n’a de remarquable aujourd’hui que sa situation et le paysage qui l’entoure. En suivant le long des quais le cours du Danube, l’on arrive bientôt près d’un grand bâtiment qui ressemble à un caravansérail, et qui sert de magasin de dépôt pour les marchandises, et, à l’occasion, de lazaret. En face, au milieu du fleuve, entouré d’un cercle de hautes montagnes, le Nouvel-Orsova, ou, comme l’appellent les Turcs, « la citadelle de l’Île » (Ada kalè), dresse son ancienne forteresse dont les remparts percés de meurtrières baignent leurs pieds dans le Danube. Deux tours massives, une maison de bonne apparence et l’élégant minaret de sa mosquée, entourés d’un vert massif de pruniers les surmontent. Sous le ciel étincelant, rayé de longs nuages qu’empourpre le soleil couchant reflété par les lames mouvantes du fleuve, cette île est d’un aspect charmant et mystérieux. Au milieu du canal qui la sépare d’un fort touchant presque à la rive droite, une barque s’agite, se dirige vers nous, approche et présente à nos yeux deux passagers ; au seul aspect de leur embarcation, un caïque à quatre paires, comme on dit à Constantinople, on reconnaît en eux des personnages d’importance. L’un superbement vêtu du riche costume des Osmanlis, et dont la ceinture est chargée d’armes brillantes, est accroupi avec majesté sur un tapis étalé au fond du caïque ; l’autre est assis à califourchon sur une chaise de bois blanc toute dépaillée ; il porte en arrière, découvrant un profil busqué, le fez rouge à gland bleu surmonté de la plaque de cuivre, signe distinctif des militaires, et la tunique moderne serrée par un ceinturon soutenant un sabre de cavalerie. Ils abordent : le Turc au brillant costume, à la tournure martiale, saute à terre, donne des ordres aux rameurs, et s’achemine vers la ville d’un pas lent et grave ; l’autre le suit avec une contenance embarrassée, le cou tendu en avant, le dos voûté, les jambes trébuchantes, tenant des deux mains son grand sabre qu’il porte devant lui comme un danseur de corde son balancier. Au moment où je signalais la barque au large, j’avais entendu dire que c’était le caïque du pacha d’Orsova. À la bonne heure ! voilà un digne Turc qui avait voulu rester fidèle au costume de ses pères, et qui le porte vaillamment, ma