Page:Le Tour du monde - 11.djvu/84

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foi ! J’admire sa belle prestance, et je ris de la piteuse mine et du costume moderne de l’officier subalterne qui le suit. Mais, ô surprise ! j’apprends bientôt que celui-ci, le personnage au fez, est précisément le pacha, et que celui qui marche devant n’est que son kavas (ordonnance). J’ai pris le maître pour le valet et le valet pour le maître. La méprise est possible, même ailleurs qu’en Turquie.

Nous sommes accostés plusieurs fois durant notre promenade par des Tsiganes, hommes, femmes ou enfants, qui nous demandent L’aumône. Leur voix a un accent étrange ; on dirait du bourdonnement des cordes d’un violoncelle. Ils sont déguenillés au delà de toute description ; pourtant leurs guenilles, empruntées aux costumes hongrois, valaque, allemand, trahissent un goût très-prononcé pour parure, chez les femmes, s’entend ; car de parure, voire de vêtement, les hommes ne s’en soucient guère.

Seule une jeune fille de douze ans, offre un type de physionomie remarquable ; véritable Indoue à la peau d’ambre, elle est charmante avec ses yeux noirs et veloutés, un peu bridés, relevés vers les tempes, et sa chevelure épaisse et crépue, dont les tresses sont entremêlées de chapelets et de monnaies d’argent. J’eus le malheur de me laisser toucher par ses supplications, et aussitôt, comme par enchantement, de toutes les ruelles, de toutes les encoignures surgit une nuée d’autres mendiants qui nous assourdirent de leurs clameurs. L’Anglais contempla quelque temps sans sourciller cette scène de Callot, puis se tournant brusquement vers moi, comme si elle l’avait mis en appétit : « Allons souper, » me dit-il.

Chemin de halage dit de Trajan. — Dessin de Lancelot.

Un jour, — j’ai retenu cette-anecdote des temps de ma première enfance, — le roi Charles X, se promenant dans Paris, fut surpris de voir la plupart des maisons surmontées d’une plaque peinte portant ces deux initiales : A. M. C’était peu après la fondation de la Compagnie d’assurances mutuelles. Le monarque, dont l’esprit, à cette époque de sa vie, inclinait volontiers aux choses religieuses, s’imagina que les habitants de sa bonne ville avaient mis leurs maisons sous la protection de la sainte Vierge (Ave Maria), et il se félicitait tout haut devant ceux qui l’accompagnaient de ce retour aux saines doctrines : « Ah ! Sire, dit l’un d’eux, il m’est pénible d’être obligé de détruire une illusion douce au cœur de Votre Majesté. Ces deux initiales ont une signification bien éloignée de celle que le roi leur attribue ; elles désignent une institution qui, malheureusement, fait de grands progrès dans le royaume, et menace à la fois le trône et l’autel.

— Comment ? dit le roi.

— Sans doute, sire. A. M., c’est-à-dire Enseignement mutuel.

— Ah ! fit le roi en soupirant, vous avez raison ! »

À Orsova également, vous ne sauriez faire un pas dans la rue sans voir surgir devant vous ces deux lettres fatidiques : K. K. (Kaiserlich-Kæniglich, « Impérial-Royal »). La légende des drapeaux, les shakos des soldats, les affiches placardées aux murs, tous les édifices publics, jusqu’aux simples guérites, tout ce qui a ou affecte un caractère ou une destination officielle, revêt comme une flamboyante étiquette les deux majuscules augustes. C’est l’impériale-royale maison du gouverneur, l’impérial-royal bureau des passe-ports, l’impérial--