Page:Le Tour du monde - 14.djvu/190

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de nouveau, et, de plus, bâillonnée, afin de débarrasser de ses cris importuns les oreilles, pourtant peu délicates, de ses ravisseurs. On l’emporta ainsi près du chameau, qui avait paisiblement cherché sa nourriture aux buissons, et la malheureuse, se tordant toujours par des mouvements convulsifs, fut hissée derrière la selle de l’animal, et attachée comme un simple colis.

M’étant alors approché de ces hommes, je demandai au maître ce qu’il estimait cette jeune fille ; il me répondit qu’elle n’était pas à vendre, qu’il fallait que ses compagnes vissent bien qu’on ne fuit pas impunément. J’insistai ; il me répondit négligemment par un prix qui me parut exorbitant pour le lieu où se trouvait encore cette pauvre créature, et surtout pour les faibles ressources qui me restaient en ce moment. Je lui dis que, faute d’argent comptant, je pouvais lui faire un bon payable au Caire, où j’avais des fonds ; dès ce moment ce fut à peine s’il daigna me répondre. En se dirigeant vers le gué du Nil, il voulut bien ajouter qu’il n’allait jamais en Égypte.

Pouvant à peine croire que ce que je venais de voir n’était pas un rêve, je restai sur la rive, regardant tantôt vers la mère, tantôt vers la fille. Lorsque le chameau porteur disparut en descendant dans le lit du fleuve, la malheureuse mère, qui, jusqu’à ce moment, s’était soutenue tantôt sur un bras, tantôt sur les deux, se laissa retomber sur le sol. Je m’approchai d’elle pour savoir si je pourrais lui être utile, mais la pauvre créature, en voyant mon teint blanc, me prit sans doute pour l’un des ravisseurs de sa fille, car elle m’accueillit par une grimace affreuse, et se mit à me poursuivre d’imprécations dans un jargon étranger à mes oreilles ; son expression était tour à tour furieuse ou désolée, quelquefois suppliante, puis, d’un geste de rage, l’écume à la bouche, elle semblait me dire que nous serions tous exterminés.

N’osant l’approcher, je l’examinai à quelques pas ; je vis un de ses genoux blessé et roidi par l’inflammation. Une autre blessure, autant que je pus l’apercevoir sous des feuilles que maintenaient des liens, paraissait exister dans l’aine, car tout un côté du corps était envahi par l’inflammation. La malheureuse semblait avoir perdu beaucoup de ses forces ; peut-être tombait elle d’inanition. J’essayai encore une fois de lui porter quelques soins, mais ce fut en vain ; ses doigts crispés et crochus semblaient chercher ma figure ; je vis bien que je lui faisais horreur ! D’ailleurs, cette malheureuse mère me semblait condamnée à une fin prochaine, et l’abréviation de sa vie devait être celle de ses douleurs.

Au moment où je me disposais à m’éloigner, je la vis se redresser tout à coup sur ses bras mutilés, le regard anxieusement tourné vers un point fixe ; elle venait de revoir sa fille sur le chameau du djellab, remontant l’autre rive après avoir traversé le gué du fleuve. Ses yeux blancs, vitreux, s’ouvrirent comme s’ils eussent voulu sortir de leur orbite noir ; elle tendit la main de côté, et un cri aigu, prolongé et déchirant, s’échappa de sa poitrine. À ce moment, sa fille disparaissait à ses yeux pour jamais !…

Je ne pus tenir en présence de cette scène déchirante. Je rejoignis en hâte ma monture et je pris au plus vite l’espèce de sentier qu’avaient dû suivre mes compagnons.

En jetant un dernier coup d’œil à l’infortunée mère, je la vis couchée sur le sol sans mouvement, le bras encore tendu vers le point ou son enfant avait disparu pour toujours. Tout espoir était donc fini pour elle !

Je hâtai le pas, mais j’eus beau faire, les cris de douleur que je venais d’entendre semblaient me suivre toujours. Le vent qui soufflait dans les arbres de la forêt mêlait mille murmures au tumulte des pensées douloureuses qui bouillonnaient en moi. Toutes les figures désolées, toutes les expressions de douleur que j’avais vues le matin, me revinrent à la mémoire ; il me sembla voir tous ces malheureux maudire les hommes et la nature. Les affreuses grimaces que leur arrachaient les carcans me semblaient des menaces de terrible vengeance contre les blancs, contre les blancs qui leur font horreur, contre moi-même qui allais me trouver souvent isolé dans leur pays. La nuit commençait à jeter ses ombres autour de moi ; c’était l’heure où les animaux sortent de leurs repaires ; heure solennelle dans ces régions sauvages, où l’homme qui n’a pas rejoint son gîte doit penser à chercher protection contre la nuit. À ma droite, vers le mont Fa-Zoglo, les hurlements commençaient à se faire entendre, puis, de proche en proche, se répondaient dans la forêt comme de sinistres échos. À travers tous ces accents dont les bois frémissaient, il me sembla distinguer une lointaine et faible voix, jetant comme dans un gémissement ce douloureux appel : Ô ma mère !… Je me retourne involontairement, j’écoute et n’entends plus rien ! rien que la forêt agitée par les rafales, et les bruits qu’accentuait mon imagination tristement surexcitée.

Cette scène, où tout était amour et malheur d’un côté, arbitraire et iniquité de l’autre, démontre chez le nègre un esprit de famille, plus développé que ne veulent le croire ses exploiteurs. Michelet a t-il eu tort en disant de cette pauvre race tant calomniée, qu’elle était la race du sentiment ?

Derrière moi je laissais, dans quelques villages établis sur les bords du fleuve et autour du mont Fa-Zoglo, les dernières populations de race sémitique modifiées et presque noires qu’offrent ces régions. Devant moi, à quelques heures de marche, se dressaient les montagnes habitées par les malheureux nègres.

C’est sous l’impression de ces douloureuses scènes de l’esclavage que s’effectua mon entrée dans ce mystérieux pays de la Nigritie qui, depuis de longs siècles, est le souffre-douleur du genre humain.

La partie du bassin du Nil à laquelle l’usage plus que la raison a donné le nom de Soudan égyptien comprend