Page:Le Tour du monde - 14.djvu/258

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dedans, et font voir un beau cristal qui s’écoule à petit bruit dans un lit de la plus belle verdure du monde. On voit, de l’autre, les montagnes d’Auvergne, fort proches, qui bornent la vue si agréablement que les yeux ne voudraient point aller plus loin, car elles sont revêtues d’un vert mêlé qui fait un fort bel effet, et d’ailleurs d’une grande fertilité[1]. »

Comparons maintenant le trait, le ton, la couleur de Chateaubriand en face du même modèle :

« … En errant par la ville au hasard, je suis arrivé, le soir, à une place qui offre un point de vue admirable sur la vallée. Les blés mûrs ressemblaient à une grève immense, d’un sable plus ou moins blond. L’ombre des nuages parsemait cette plage jaune de taches obscures, comme des couches de limon ou des bancs d’algues : vous eussiez cru voir le fond d’une mer dont les flots venaient de se retirer.

« Le bassin de la Limagne n’est point d’un niveau égal : c’est un terrain tourmenté, dont les bosses, de diverses hauteurs, semblent unies quand on les voit de Clermont, mais qui, dans la vérité, offrent des irrégularités nombreuses, et forment une multitude de petits vallons au sein d’une grande vallée. Des villages blancs des maisons de campagne blanches, de vieux châteaux noirs, des collines rougeâtres, des plants de vignes, des prairies bordées de saules, des noyers isolés qui s’arrondissent comme des orangers, ou portent leurs rameaux comme les branches d’un candélabre, mêlent leurs couleurs variées à la couleur des froments. Ajoutez à cela tous les jeux de la lumière.

Intérieur de la cathédrale de Clermont-Ferrand. — Dessiné sur place par Hubert Clerget.

« À mesure que le soleil descendait à l’occident, l’ombre coulait et envahissait la plaine. Bientôt le soleil a disparu ; mais baissant toujours et marchant derrière les montagnes de l’ouest, il a rencontré quelque défilé débouchant sur la Limagne ; précipités à travers cette ouverture, ses rayons ont soudain coupé l’uniforme obscurité de la plaine par un fleuve d’or. Les monts qui bordent la Limagne au levant retenaient encore la lumière sur leur cime ; la ligne que ces monts traçaient dans l’air se brisait en arc dont la partie convexe était tournée vers la terre. Tous ces arcs, se liant les uns aux autres par les extrémités, imitaient à l’horizon les sinuosités d’une guirlande, ou les festons de ces draperies que l’on suspend aux murs d’un palais avec des roses de bronze. Les montagnes du levant, dessinées de la sorte et peintes des reflets du soleil opposé, ressemblaient à un rideau de moire bleue et pourpre ; lointaine et dernière décoration du pompeux spectacle que la Limagne étalait à mes yeux[2]. »

Chateaubriand n’a pas indiqué, et l’on chercherait en vain dans Clermont le point précis d’où il contempla et peignit ce merveilleux tableau. Mais quiconque ira, au déclin du jour, du Jardin des plantes à la place Poterne, par les boulevards qui les unissent, en savourant leurs belles perspectives et en les complétant l’une par l’autre, sera amené à répéter mentalement cette page du grand écrivain « que tous ceux qui marchent dans les voies de ce siècle ont rencontré à la source de leurs études[3]. » Aujourd’hui, après deux ans écoulés, je n’ai qu’à la relire pour raviver dans mes souvenirs la fraîcheur de mes impressions premières et l’image colorée des grands paysages clermontois.

Bourgade gauloise, contemporaine de Gergovie et entourée d’un bois sacré, ainsi que pourrait le faire supposer son nom latinisé Nemosus ou Nemetum ; héritière de l’importance de l’oppidum, condamné sous l’administration romaine ; baptisée et agrandie par Auguste ; dotée par ce prince et par ses successeurs d’un capitole, d’un forum, de temples et de théâtres ; puis, au moment de la chute du vieux monde, dernier asile ouvert dans le centre de la Gaule aux arts, aux mœurs, aux lois de la

  1. Fléchier, Mémoires sur les grands jours de 1665. In-18, p.38.
  2. Chateaubriand, Voyage à Clermont, à la suite de l’Itinéraire, dans les Œuvres complètes, édition Firmin Didot.
  3. Aug. Thierry, Préface des Récits des temps mérovingiens.