Page:Le Tour du monde - 14.djvu/324

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les toitures, les ponts, les trois portails espacés dans la grande allée. Que l’on se représente la foule entourant ces constructions, ces piliers, ces colonnes naturelles formées par les plantations de cèdres, et tout l’espace de la grande terrasse à la mer ne fera qu’un temple immense, éclatant de couleurs et de lumière sous la voûte du ciel.

Une illusion du même genre se produit lorsque, depuis la mer, on élève la vue sur le temple principal, au sommet de la haute terrasse. Les effets de perspective de l’avenue, des trois toris, des bâtiments lointains, se combinent de telle sorte, qu’en mettant le pied sur la plage on croit toucher au seuil d’un prodigieux édifice.

Bien ne pouvait faire une plus brusque diversion au grand caractère de ce tableau, que le temple vers lequel nous nous dirigeâmes en sortant de l’avenue d’Hatchiman. On l’a construit, il est vrai, dans une admirable situation, au sommet d’un promontoire d’où la vue s’étend sur toute la baie de Kamakoura ; mais il est d’autant plus triste de rencontrer, au sein d’une si belle nature, un prétendu lieu sacré qui ne vous laisse que l’impression du dégoût. Le sanctuaire principal semble d’abord ne rien offrir de particulièrement remarquable : d’insignifiantes idoles dorées sont dressées sur le maître autel. Dans une chapelle latérale on distingue l’image du dieu des richesses armé d’un marteau de mineur. Cependant les bonzes qui nous ont reçus nous font passer derrière le maître-autel, et là, dans une cage obscure comme une prison et haute comme une tour, ils allument deux lanternes et les hissent lentement le long d’une sorte de mât. Alors, à la lueur vacillante de ces deux étoiles perdues dans les ténèbres de la toiture, nous nous apercevons que nous sommes en face d’une énorme idole en bois doré, haute de dix à douze mètres, portant à la main droite un sceptre, à la gauche un lotus, et sur le front une tiare composée de trois rangées de têtes figurant des divinités inférieures. Quant à l’idole gigantesque, elle appartient à la catégorie des dieux auxiliaires de la mythologie bouddhiste, les Amidas, les Kwannons, les intercesseurs, qui recueillent les prières des hommes et les transmettent au ciel.

Danseuse de la cour de Kamakoura. — Dessin de A. de Neuville d’après une peinture Japonaise.

C’est au moyen de pareilles conceptions religieuses et de telles scènes de fantasmagorie que les bonzes frappent d’une terreur superstitieuse l’imagination de leurs ouailles, et parviennent à les maintenir sous leur domination dans un état de perpétuelle imbécillité.

Nous prîmes le chemin de la grande statue du Daïboudhs, qui est, par excellence, la merveille de Kamakoura. Le monument dédié au Daïboudhs, c’est-à-dire au grand Bouddha, peut être envisagé comme l’œuvre la plus accomplie du génie japonais, au double point de vue de l’art et du sentiment religieux.

Le temple d’Hatchiman nous a déjà offert un exemple remarquable du parti que l’art indigène sait tirer de la nature pour produire, à peu de frais, cette impression de majesté religieuse, qui a exigé, dans nos climats du nord, les efforts prodigieux de l’architecture gothique.

Le temple du Daïboudhs devait, à certains égards, revêtir un autre caractère que le premier. Au lieu des grandes dimensions en étendue, au lieu de cet espace illimité, qui semble se perdre de portail en portail jusque sur la mer, il fallait une retraite solitaire, mystérieuse, propre à disposer l’âme à quelque révélation surnaturelle. Le chemin s’éloigne de toute habitation, et se dirige vers la montagne ; il serpente d’abord entre des haies de hauts arbustes ; ensuite l’on ne voit plus rien devant soi qu’une route toute droite, qui monte au milieu du feuillage et des fleurs ; puis elle fait un contour comme pour aller à la recherche d’un but éloigné, et tout à coup l’on voit apparaître, au fond de l’allée, une gigantesque divinité d’airain, accroupie, les mains jointes, et la tête inclinée, dans une attitude d’extase contemplative.

Le saisissement involontaire que l’on éprouve à l’aspect de cette grande image, fait bientôt place à l’admiration. Il y a un charme irrésistible dans la pose du Daïboudhs, ainsi que dans l’harmonie des proportions de son corps, la noble simplicité de son vêtement, le calme et la pureté des traits de sa figure. Tout ce qui l’environne est en parfait rapport avec le sentiment de sérénité que sa vue inspire. Une épaisse charmille, surmontée de quelques beaux groupes d’arbres, ferme seule l’enceinte du lieu sacré, dont rien ne trouble le silence et la solitude. À peine distingue-t-on, cachée dans le feuillage, la modeste cellule du prêtre desservant. L’autel, où brûle un peu d’encens aux pieds de la divinité, se compose d’une table d’airain, ornée de deux