Page:Le Tour du monde - 14.djvu/350

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais autant on leur abandonne sans réserve tout ce qui est du domaine de la mort, autant la police exerce de vigilance sur leurs rapports avec la société. La plupart des prêtres séculiers sont mariés et en relations familières avec un petit cercle de proches et de voisins. La répression des délits qu’ils peuvent commettre n’en est que plus rigoureuse.

J’ai vu, sur la principale place de marché de Yokohama, un vieux bonze qui y fut exposé pendant trois jours consécutifs, à genoux, en plein soleil, sur un mauvais paillasson : il tenait un petit mouchoir de crêpe dont il se servait pour essuyer la sueur qui ruisselait de sa tête chauve. Un écriteau, planté à quelques pas en avant, apprenait à la foule que ce misérable, s’étant livré à la pratique clandestine de la médecine, et même ayant abusé de l’une de ses patientes, la justice du Taïkoun venait de le condamner à la déportation à vie, précédée de la peine de l’exposition publique.

L’an 1586, peu de temps après que Fidé-Yosi eut délivré l’empire de ses troubles monastiques, des nouvelles étranges attirèrent son attention sur l’île de Kiousiou.

À cette époque le commerce du Japon avec les ports des archipels et du continent asiatiques n’était soumis à aucune entrave. Le prince de Boungo, qui, une quarantaine d’années auparavant, avait recueilli les aventuriers portugais jetés par la tempête sur les côtes de sa province, s’était empressé de leur fournir les moyens de retourner à Goa, en les invitant à lui expédier chaque année un vaisseau chargé de marchandises appropriées au marché indigène.

Ainsi se fondèrent et se développèrent en toute liberté les relations du Portugal avec le Japon.

Dans l’un de ses premiers voyages, le vaisseau portugais, au moment de mettre à la voile pour Goa, donna secrètement asile à un gentilhomme japonais nommé Hansiro, qui avait commis un homicide.

L’illustre jésuite François Xavier, tout nouvellement débarqué à Goa, entreprit l’instruction religieuse du fugitif japonais et lui administra le baptême.

En 1549, une première mission des jésuites s’installait dans l’île de Kiousiou, sous la direction de saint François Xavier lui-même, et avec l’aide de Hansiro.

Un mouvement de surprise et de sainte terreur saisit d’abord les missionnaires, lorsqu’ils rencontrèrent au Japon tant d’institutions, de cérémonies et d’objets de culte presque tout à fait semblables à ceux qu’ils venaient y apporter. Sans prendre garde à l’antiquité du bouddhisme, ils s’écrièrent que cette religion ne pouvait être qu’une contrefaçon diabolique de la véritable Église.

Cependant ils ne tardèrent pas à découvrir qu’il y avait moyen de tirer quelque profit de la circonstance dans l’intérêt de leur propagande. Rien dans la doctrine du bouddhisme ne s’oppose à l’admission de Jésus au nombre des bouddhas, qui, durant la suite des siècles, sont apparus sur la terre. Il n’y avait pas non plus de difficulté insurmontable à donner à la Vierge la prééminence sur les reines du ciel de l’ancien panthéon. En un mot, le culte dominant fournissait tout au mains d’utiles points de contact et toutes sortes de prétextes ou de bonnes occasions pour entrer en matière.

Quoi qu’il en soit, cette première mission eut un succès prodigieux, et ce qui s’est passé dès lors autorise même à croire que, grâce au zèle apostolique et à la puissance de persuasion de saint François Xavier, il s’opéra dans toutes les classes de la société japonaise de nombreuses et sincères conversions au christianisme.

Quelques hauts dignitaires du bouddhisme en conçurent des inquiétudes pour leur religion, et portèrent aux pieds du daïri leurs très-humbles remontrances :

« Combien, leur demanda le mikado, estimez-vous qu’il existe de sectes dans mes États ?

— Trente-cinq, lui répondirent-ils instantanément.

Eh ! bien, celle-ci fera la trente-sixième, » répliqua le jovial empereur.

Le siogoun Fidé-Yosi envisagea la question sous un autre point de vue.

Frappé de la circonstance que les missionnaires étrangers s’appliquaient non-seulement à répandre leurs doctrines parmi le peuple, mais à gagner la faveur des grands vassaux de l’empire, et que les tendances anarchiques de ces derniers puisaient un mystérieux aliment dans leurs relations avec ces prêtres, il découvrit que ceux-ci relevaient d’un souverain pontife portant une triple couronne et pouvant à son gré déposséder les plus grands princes, distribuer à ses favoris les royaumes de l’Europe, et disposer même des continents nouvellement découverts.

Il réfléchit que déjà les émissaires de ce redoutable dominateur de l’Occident s’étaient créé un parti à la cour du mikado, et avaient fondé une maison dans sa capitale ; que l’ancien siogoun Nobunaga s’était ouvertement montré leur protecteur et leur ami, et que dans son propre palais, à lui, siogoun en charge, il avait lieu de croire qu’il se tramait de ténébreuses intrigues parmi l’entourage de son jeune fils, héritier présomptif de son pouvoir.

Fidé-Yosi communiqua ses observations et ses craintes à un serviteur expérimenté, qu’il avait déjà chargé des missions les plus délicates. Le sombre et profond génie de ce confident, devenu célèbre dans l’histoire du Japon sous le nom de Hiéyas, s’appliqua sans relâche à sonder la gravité du danger. Une ambassade de chrétiens japonais, dirigée par le P. Valignani, supérieur de l’ordre des jésuites, était en route pour Rome. Hiéyas fournit à son maître la preuve que les princes de Boungo, d’Omoura et d’Arima avaient écrit, à cette occasion, à l’empereur spirituel des chrétiens, le pape Grégoire XIII, des lettres dans lesquelles ils déclaraient se jeter à ses pieds et l’adorer comme leur seigneur suprême, en sa qualité de seul et unique représentant de Dieu sur la terre.

Le siogoun contint son exaspération, mais ce fut pour rendre sa vengeance d’autant plus éclatante. Il employa près d’une année à organiser avec son favori le coup