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LE TOUR DU MONDE.

rubans rouges sur le sommet de la tête — toutes choses faisant valoir le mieux possible les charmes de ces matelots polaires.

« Maria, dit le pasteur à l’un de ces marins, appelez les autres et ramez un peu.

— Catherine, Christine, Dorothée, Nicoline, Concordia ! cria la jeune fille, allons, dépêchez ! »

Et toutes, courant et bavardant a grande vitesse, se précipitèrent pêle-mêle dans le canot avec un manque absolu de discipline qui fit froncer le sourcil au capitaine. C’était amusant de voir avec quelle vivacité elles enjambèrent les bancs jusqu’à leurs places respectives, pétillant de malice et d’une gaieté scandaleuse pour des gens habitués au sérieux de nos marins pendant la manœuvre. Elles se calmèrent un peu, lorsqu’un individu plus grave, bottes courtes et pantalon de peau de phoque, bonnet au lieu de rubans, monta à bord et prenant le gouvernail, commande de « nager ».

L’ordre fut exécuté avec promptitude et précision : le bateau volait comme une flèche sur le petit port, l’étrange embarcation vibrant à la cadence parfaite des coups d’aviron.

On l’appelle « oumiak, » ce qui signifie bateau de femmes, par opposition au « kayak, » que les hommes montent seuls.

V

Sur le fiord, en oumiak.

Le lendemain, la matinée était claire et brillante comme les yeux de nos jolies marinières qui, chantant à la mesure de leurs coups d’aviron, nous amenaient le bon pasteur dans son embarcation polaire glissant sur les eaux tranquilles : elles rangèrent notre vapeur tandis que nous étions encore à déjeuner

L’oumiak se manœuvre avec des avirons courts à larges palettes, amarrés au plat-bord au lieu de passer par des solletières ; ces rames sont garnies d’os pour les garantir des chocs de la glace. Un seul mât s’élève de l’avant et, quand le temps est beau, on y met une voile carrée. L’homme riche en achète les matériaux au gouverneur ; le pauvre se contente de peaux de phoque ; parfois même, pour une partie au moins de la carcasse, il n’est pas obligé de recourir aux magasins officiels : la mer lui jette obligeamment quelque arbre arraché aux forêts de Sibérie et descendu avec le grand courant océanien, une planche tombée d’un navire, quelque épave d’un naufrage éloigné. Ces grands fleuves de la mer qui portent le chaud et le froid jusqu’aux confins du Globe, ont aussi leurs bienfaits pour les hommes.

Nous prîmes place dans l’oumiak. Les belles marinières plongèrent l’aviron, se levant en cadence et retombant sur leur banc avec un bon et solide « pouf » quand les rames touchaient l’eau. Le léger bateau s’éloigna du navire et vogue sur le fiord, uni comme un miroir d’argent.

Le jour n’aurait pu être mieux choisi : les hautes montagnes qui nous entouraient de toutes parts, s’élevaient

dans la clarté nacrée d’un ciel sans nuages, leurs fronts de neige se perdaient dans l’air pur et doux. Tout était nouveau pour nous, depuis le bateau et son équipage jusqu’à la rive, le long de laquelle nous glissions, jusqu’à ces bords, formés parfois de falaises immenses, parfois de verts talus au-dessus desquels l’atmosphère tremblotait aux chauds rayons du soleil.

Aucune créature vivante ne parut à notre vue, sauf quelque phoque, qui pour nous regarder, levait sa tête quasi humaine, de rares moineaux, des papillons qui voltigeaient près de nous quand nous approchâmes du rivage, et, ça et là, un vol d’oiseaux de mer.

L’influence de la scène était contagieuse : notre équipage indigène lui-même se laissait aller aux émotions qu’elle éveillait. Encouragées par le pasteur, les jeunes filles entonnèrent d’une voix mélodieuse et bien timbrée en mesure avec le mouvement de leurs rames, un un vieux psaume norvégien :

Dieu, mon rocher, j’élève à toi mes cris,
Ne sois pas sourd à ma vive prière.

Cinq heures de cette charmante traversée nous conduisirent au sommet du fiord, où l’eau n’a plus que trois kilomètres de large.

Divers épisodes vinrent animer le voyage, et nous fûmes tout surpris en apprenant que nous étions presque au bout de notre navigation : le fiord perdait l’apparence d’une rivière pour prendre celle d’un lac. Une grande courbe le cacha bientôt à notre vue : devant nous une belle vallée s*étendait jusqu’au pied du Redkammen, une des montagnes les plus grandioses aux yeux de l’artiste, comme à ceux du marin ; c’est un des points de repère les plus hardis du Groënland, si exceptionnellement remarquable par la sauvage splendeur de ses sites.

VI

Les ruines de Krakortok.

Nous arrivâmes bientôt en vue de l’endroit où nous devions débarquer, vaste talus verdoyant sur la rive nord du fiord, et borné, a un kilomètre de la berge, par des falaises perpendiculaires de cinq cents mètres de hauteur. A notre droite, s’élevait la chaîne de collines qui sépare les deux branches du golfe et au delà de laquelle florissaient autrefois les colonies de Brattahlid et de Gardar. Derrière, et à gauche, se trouve l’île d’Aukpeitsavik, qui s’étend presque jusqu’à Julianashaab.

Le terrain en pente sur lequel s’élevait l’antique cité de Krakortok est fort accidenté, mais çà et là on rencontre des endroits parfaitement planes, encore couverts d’une végétation vigoureuse, qui paraissent avoir été cultivés autrefois et sans doute pourraient l’être encore. De petits ruisseaux courent au travers et l’arrosent d’une eau fraiche et pure ; sur leurs bords, l’angélique s’élève à un mètre de haut. La tige de cette plante est le seul des produits spontanés du sol que les Esquimaux utilisent pour leur alimentation, sauf