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LA TERRE DE DÉSOLATION

pourtant le cochléaria (herbe au scorbut), peu estimé et qui n’est point nutritif. La tradition parle de l’orge que récoltaient les Normands, et à en juger d’après la température de cette journée, nous aurions cru la chose encore très-possible aujourd’hui ; mais M. Anthon nous dit que ce beau temps est généralement suivi de terribles gelées, et que, dans tous les cas, l’été est trop court pour que le grain arrive à maturité. Nulle part au Groënland, pas même ici, sur les bords de l’Éricsfiord, on ne cultive autre chose qu’un peu de jardinage : les choux, les radis, les laitues, par exemple, qui croissent et fleurissent admirablement jusqu’au cercle polaire. Les produits agricoles du pays n’ont donc aucune importance commerciale, quoique, avec un peu de soin, chaque habitant du fiord pût se procurer une provision suffisante de légumes. Si l’on voulait s’en donner la peine, on aurait des pommes de terre, j’en suis sûr. Quant aux céréales, ce serait certainement besogne perdue. Il n’en était point ainsi autrefois ; l’aspect de Krakortok et de ses environs le prouve surabondamment : chaque édifice, chaque habitation avait son lot de terre cultivée.

On voit encore autour de l’église et de deux autres ruines les restes d’une clôture de pierres dont je n’eus pas la moindre difficulté à déterminer les contours ; d’après la masse des débris, j’estime qu’elle avait cinq pieds de hauteur.

L’église m’intéressa surtout. Les murs en sont intacts jusqu’à la hauteur de quinze ou dix-huit pieds et indiquent encore la forme du pignon. Les baies des trois portes sont bien conservées, ainsi que celles des fenêtres, à l’exception de la face nord ; l’ouverture cintrée du côté ouest, au-dessus de laquelle se trouvait le sanctuaire, est à peu près parfaite. La minutieuse exactitude de l’orientation de l’église ne peut s’attribuer au hasard, car on remarque la même précision dans celle de tous les édifices sacrés du voisinage : les murs divergent de moins d’un degré de la ligne méridienne ; encore la faute provient-elle peut-être de mon instrument, que je n’avais aucun moyen de régler. Les vieux Normands observaient avec attention les mouvements des corps célestes : ils doivent avoir connu le nord vrai. — Les murs, en pierres plates, ont quatre pieds et demi d’épaisseur ; je n’ai vu d’autre ciment que de l’argile bleue.

Dans un angle du cimetière se trouvent des décombres que je suppose avoir été l’aumônerie ; plus loin, on reconnaît la maison du prêtre ou de l’évêque ; les murs en sont encore debout jusqu’au haut d’une porte et d’une fenêtre.

En dehors, mais tout près de l’église, on voit d’autres débris. Les ruines de ces bâtiments, domaine et séjour des dignitaires qui gouvernaient le pays et, dans ces régions lointaines, exécutaient les canons du pape de Rome, forment aujourd’hui neuf groupes : l’église, une tombe, une aumônerie, cinq maisons et une bâtisse circulaire, aux murs complètement renversés comme ceux de l’enclos, mais dont on peut reconnaître

le pourtour ; ils avaient quatre pieds d’épaisseur, sur sept à huit de hauteur probablement ; le diamètre intérieur est de quarante-huit pieds ; la porte unique ouvrait sur l’église.

Je visitai ensuite d’autres parties du fiord. Les maisons doivent avoir été fort nombreuses, mais, à l’exception des ruines décrites plus haut, tous les débris sont si bien recouverts par les saules, les genévriers et les bouleaux nains, que les traces en sont très-difficiles à trouver[1].

V

Un dimanche à Julianashaab.

Notre excursion à Krakortok avait eu lieu un samedi et j’acceptai volontiers le rendez-vous que M. Anthon me donna pour le lendemain dans sa petite église.

Julianashaab n’est jamais fort animée, mais le peu d’activité qui y règne pendant six jours suffit pour faire ressortir la paix profonde du septième. Comme ce repos me paraissait solennel, tandis que je remontais le ruisseau qui traverse la ville, cheminant vers le temple dédié à l’Éternel au pied des montagnes majestueuses ! Sauvages et civilisés avaient quitté leurs travaux ; les pêcheurs, leurs lignes et filets ; les chasseurs laissaient courir le gibier des vallées.

En approchant de l’ég1ise, je distinguai la voix de l’orgue couvrant peu à peu celle du ruisseau.

Comme dans la plupart des églises, les femmes formaient la majorité de l’auditoire. Elles chantaient bien.

Le langage esquimau ne manque pas d’euphonie ; dans la bouche des naturels, il ressemble souvent a de la musique : M. Anthon en a très-bien saisi l’accent et la prononciation. Le service tout entier, y compris le sermon, eut lieu dans cet idiome, commun à toutes les tribus. Un indigène touchait raisonnablement l’orgue de la petite église.

Je ne vis jamais auditoire plus attentif que ces demi-sauvages aux paroles de M. Anthon. L’homélie me parut bien adaptée à l’intelligence d’hommes exposés sans cesse aux dangers de la mer. En contemplant ces visages levés vers le pasteur, ces physionomies avides d’instruction, je réfléchissais au changement immense accompli au milieu de cette nation qui extermina les Normands. Les Esquimaux étaient alors plongés dans les plus épaisses ténèbres ; leur superstition peuplait d’esprits hideux les airs, la terre, la mer ; aujourd’hui l’amour du Christ règne dans les cœurs ; tous professent la foi chrétienne.

Le service terminé, j’accompagnai M. Anthon au presbytère, et je passai la plus grande partie de la journée avec cette aimable famille. Le pasteur s’est

  1. Les ruines de Krakortok ont été visitées en 1828 par le capitaine Graah, ainsi que le témoignera longtemps l’inscription suivante gravée sur le fronteau de la porte (façade ouest) : G. M. G. M. et V. MDCCCXXVIII (Graah, Mathiesen, Gram, Motzfeldt et Vahl) ; la pierre a douze pieds sept pouces de long, deux pieds deux pouces de large, et en moyenne huit pouces d’épaisseur (mesure anglaise).