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« Commandant, on voit une terre en avant, sur bâäbord. »

Je montai sur le pont. Tout près de nous, sur la gauche, j’aperçus un grand cap sombre et rougeûtre tombant à pic dans la mer et battu par la houle, qui le fouettait d’écume blanche ; au-dessus, et le dominant, une série de gradins âpres et arides, et plus loin enfin, la tête dans les nuages, une haute cime couronnée de neiges : c’était le mont Taygète. Pas une habitation, pas un être, pas un arbre ni même un brin de verdure, n’animaient ce paysage farouche et désolé. Seul un petit brick louvoyait péniblement, cherchant à sortir, avant la tombée de la nuit, de ces parages si dangereux pour les voiliers, par le vent du sud qui commençait à s’élever.

Tel fut l’aspect sous lequel m’apparut cette terre de Grèce que je n’avais Jamais entrevue qu’à travers la magie des souvenirs classiques.

Ce cap Ténare, pour l’appeler par son nom légitime, n’a jamais joui, du reste, d’une bien bonne réputation. Exposé en plein aux vents du sud et du sud-ouest, vents dominants dans la Méditerranée, 1l était, à juste titre, redouté, et l’est encore par les navigateurs que la grande houle du large pousse contre cette haute falaise inhospitalière.

Un temple de Neptune, solidement assis sur un soubassement de ce magnifique marbre rouge qu’on ne trouve que dans la chaîne du Taygète, dominait la mer et semblait présider aux tempêtes. Le souffle corrosif du simoun, l’humidité dissolvante de la tramontane l’ont peu à peu éraflé, délité, réduit en poussière, et de ces ruines mêmes il ne reste plus de traces.

Ce n’était pas seulement les brutalités capricieuses de Thétis que les marins avaient à craindre : souvent aussi, profitant du calme plat qui tenait en panne les navires, ou de l’ouragan qui arrachait leurs voiles et les ballottait sans direction, des pirates fondaient sur eux comme des oiseaux de proie et les pillaient après avoir égorgé l’équipage.

Il n’y a pas longtemps que les mers d’Orient sont délivrées de ces forbans, et, malgré les exploits de l’amiral Paulicci, qui en pendit un certain nombre, il fallut la présence des flottes alliées pendant la guerre de Crimée et une répression énergique pour faire perdre aux habitants des côtes de la Grèce ces habitudes d’écumeurs de mer, et refouler le brigandage dans l’intérieur des terres,

Après le cap Matapan, nous passons devant le golfe de Marathonisi, au fond duquel débouche la vallée de Sparte. Je ne sais quel auteur, aussi peu expert en botanique qu’en géographie, a comparé le Péloponnèse à une feuille de mûrier. S’il éprouvait le besoin de prendre des exemples dans le monde végétal, il aurait trouvé en Grèce même un arbre qui lui aurait fourni la seule comparaison juste : c’est le platane. Une feuille de platane est en effet celle qui représente le mieux la forme de la Morée avec ses trois


pointes avançant vers le sud, dont l’une, celle du milieu, est plus allongée que les deux autres.

La première, à l’est, est celle de Coron, terminée par le cap Gallo ; la seconde, celle du Magne, dont les montagnes élevées et sauvages s’abaissent jusqu’au cap Matapan ; la troisième, la plus à l’ouest, celle de Vatika, région déserte et aride, qui finit au cap Malée.

En face de ce grand roc rougeâtre que Lamartine a chanté, l’île de Cérigo avance, à douze kilomètres seulement, ses falaises basses et dépouillées. Cet étroit passage entre l’île et la terre ferme n’est pas toujours facile à franchir pour les navires à voiles, et, lorsque le vent du nord souffle dans l’Archipel, ils sont forcés de mouiller à l’entrée du détroit dans le golfe de Marathonisi et d’attendre patiemment, souvent plusieurs jours, que Le vent revienne au sud ou au sud-ouest. Lorsque le mauvais temps persiste, on en voit là plus de cent de diverses nationalités, surtout grecs et 1taliens. Lorsque nous y passâmes, il y en avait quelques-uns seulement qui tanguaient mélancoliquement sur leurs chaînes.

Les nuages noirs que nous voyions, par-dessus la chaîne des montagnes, courir rapidement du nord au sud, nous indiquaient qu’en débouchant (verbe dont les marins, je ne sais pourquoi, ont fait débouquer) hors du détroit, nous allions trouver le vent contraire. Les dangers et les retards de cette route maritime qui dessert les ports les plus importants du Levant, ont suggéré à plusieurs reprises l’idée de l’abréger et de lui donner plus de sécurité et de régularité par le percement de l’isthme de Corinthe, qui réunit le Péloponnèse à la Grèce du Nord. Nous verrons, en étudiant sur Îes lieux mêmes ce projet si séduisant au premier abord, que les avantages qui en résulteraient ne seraient nullement en rapport avec le travail et les dépenses qu’il exigerait, maintenant surtout que la marine à vapeur prend toujours plus d’extension.

L’île de Cérigo, l’ancienne Cythère, que nous laissons sur notre droite, n’est qu’un vaste rocher abrupt et infertile, et les Anglais, en l’abandonnant au gouvernement grec lors de la cession des Îles Joniennes, n’ont rien perdu qu’ils puissent regretter.

Sur la côte est, quelques maisons blanchies à la chaux, à toit en terrasse, au pied d’un rocher nu et calciné de soleil, sont tout ce qui rappelle l’ancienne Cythère, de voluptueuse mémoire.

Le petit bourg de Saint-Nicolo, la capitale de l’ile, est sans port, sans eau, sans jardins, sans arbres ; on pourrait presque dire sans habitants, si quelques carrés de vigne épars çà et là ne marquaient cette terre de l’empreinte humaine.

Dans les vallons, sur des pentes moins ravinées, une mince couche de terre végétale fournit un peu d’orge et de vin, et quelques oliviers courbés par le vent donnent l’huile nécessaire à la consommation de l’ile.

D’après le recensement officiel, il y aurait à Cé-