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terrains de quatre milles de largeur le long des deux rives de la Rivière Rouge et de l’Assiniboine. Le reste du pays a été régulièrement divisé en townships, rangs et lots d’une régularité géométrique, destinés aux nouveaux colons.

Le presbytère de Saint-Norbert se cache sur la rive gauche de la Rivière Rouge, au milieu d’un joli massif de trembles et de bouleaux presque tous plantés il y a une dizaine d’années par le P. Ritchot. Non loin de là, sur un pont de bois branlant, on franchit la rivière Sale, petit cours d’eau dont les changements de nom semblent avoir été imaginés tout exprès pour dérouter un cartographe. Primitivement, les explorateurs français l’appelèrent très-justement la rivière Salée, à cause des nombreuses sources saumâtres qui l’alimentent. De ce nom, les Anglais firent « Salt River », qui en est la traduction exacte. Plus tard, vinrent de nouveaux Canadiens-Français, qui, dans leur ignorance de l’anglais, changèrent Salt River en Rivière Sale ; puis des Anglais non moins érudits retraduisirent encore par à peu près l’appellation nouvelle, et le cours d’eau devint, dans leur langue, Stinking River — la Rivière Puante.

Nous fûmes reçus cordialement par le P. Ritchot et ses charmantes nièces, venues depuis un an de leur paroisse du bas Canada. Il nous retint à déjeuner. Il est difficile d’imaginer une physionomie plus énergique que la sienne. En Espagne il eût dignement figuré en tête de quelque « guerilla ». Comme patriote, il est peu radical ; les transactions, les habiletés, les sous-entendus ne sont pas son fort. Quand les intérêts de ses chers métis sont en jeu, il monterait volontiers à cheval pour soutenir leurs droits envers et contre tous. Aussi jouit-il d’une grande popularité parmi eux.

Winnipeg (voy. p.258). — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Un troisième convive survint, grand jeune homme aux allures dégagées, à la figure ouverte, intelligente et sympathique ; le P. Ritchot me présenta, selon la formule sacramentelle, « M. Louis Riel, ancien président du gouvernement provisoire de Manitoba. » J’avais devant moi l’homme qui avait tenu un moment tout le Nord-Ouest sous son autorité et dont la constance avait valu à la population française la part d’influence dont elle jouit dans la nouvelle province. Mais, par une application du sic vos non vobis du poëte, le premier auteur de ces conquêtes était le dernier à en pouvoir bénéficier. L’exécution d’un Canadien-Anglais accomplie sous son administration, les délais apportés à la proclamation de l’amnistie générale promise au nom de la couronne d’Angleterre, lui faisaient une situation à part, pleine d’équivoques et d’insécurité, et d’autant plus dangereuse, qu’il comptait depuis peu parmi ses ennemis le chef du département de la justice provinciale. Louis Riel, vieilli depuis, harassé, fatigué, malade, avait alors une figure sympathique. Il ne coule dans ses veines qu’un quart de sang indien : à moins d’être prévenu d’avance, on ne devinerait jamais en lui un métis. Nous causâmes du passé, du présent et de l’avenir de son pays, et j’ai conservé de notre entrevue le meilleur souvenir.

Rentré à Winnipeg, je ne restai pas oisif ; les parties de plaisir se succédaient sans relâche avec arrêt devant de rares maisons de traitants. Un jour c’était une chasse aux poules de Prairie, les Prairie chickens des Anglais (Tetras Phasianellus), qui abondent dans les hautes herbes près de Fort Garry.

Un autre jour c’était un dîner à Silver Heights, résidence d’été de M. Donald Smith, le loyal et hospitalier gouverneur de la Compagnie de la baie d’Hudson. Je m’y rencontrai avec M. Mac-Tavish de la même Compagnie, neveu du dernier gouverneur, et avec lord Dunraven, un pair du Royaume-Uni qui com-