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« Un matin, dit M. Paz, je déjeunais chez M. de Girardin avec Gambetta et M. Turgan. Au dessert, Girardin, enthousiaste des exercices du corps, prit Gambetta par la main, et le conduisant dans sa chambre à coucher :

« — Tenez, mon ami, voyez ce que je fais, moi qui ai soixante-treize ans, matin et soir, avant mon repas. Et le vaillant polémiste esquissa, avec la grâce de son âge, une série de mouvements, sur une machine installée chez lui par mes soins.

« — Mon cher Girardin de Crotone, dit Gambetta, vous êtes beau comme un dieu païen, je ne résiste plus. Paz, vous avez ma parole, sérieuse cette fois, je commence demain.

« Le lendemain, au petit jour, j’étais au Palais-Bourbon, où venait de s’installer Gambetta en sa qualité de président de la Chambre des députés. Et là, non pas pendant trois jours, mais pendant sept mois régulièrement, chaque matin, mon illustre élève exécutait avec un entrain remarquable toute une série de mouvements d’assouplissement, complétés par des exercices de traction à l’armoire orthopédique.

« Quelles leçons charmantes, leçons d’ami, toutes gracieuses ! je tiens à l’indiquer en passant. Quel entrain, quelle gaieté, quelle bonne humeur ! Quand le président de la Chambre arrivait dans la salle de torture, comme il l’appelait, ficelé dans son maillot rouge que faisaient craquer ses muscles puissants, quand il me disait de sa voix tonitruante, avec ce bon accent méridional si cher à mon oreille bordelaise : — « Eh bien ! mon cher Paz ! nous allons donc nous en payer encore une tranche, » je n’aurais pas échangé mon poste de professeur de gymnastique contre une chaire a la Sorbonne.

« À la fin de la séance, après la forte suée amenée progressivement, au moment où, lavé à grande eau, frictionné au gant de crin par son fidèle François, enveloppé ensuite dans un grand peignoir de laine, il s’étendait sur sa chaise longue pour prendre quelques minutes d’un repos bien mérité :

« — Quel bien-être, s’écriait-il ! quelle souplesse, quelle fluidité ! Paz, mon ami, retenez-moi, je sens que je vais m’envoler.

« Ceux qui avaient quelque chose à lui demander et qui arrivaient dans ce moment-là étaient reçus d’une manière particulièrement aimable, et ils avaient de grandes chances de voir leur requête bien accueillie.

« Arnaud de l’Ariège, le secrétaire particulier de Gambetta me disait : « Notre grand chef est transformé, ce changement est merveilleux, il fait chaque jour plusieurs kilomètres à pied, il va même, sur ses jambes, jusqu’à Ville-d’Avray. »

« Gambetta se portait comme un charme, lorsqu’il partit un jour pour son grand voyage dans le midi.

« En le voyant quitter Paris, je tremblais : « Pourvu, me disais-je, qu’à son retour il soit disposé à reprendre ses exercices ! »

« Hélas ! pendant son voyage, il reprit ses habitudes de paresse physique, ses courses en voiture et le cigare à outrance.

« Dès son arrivée, je me rendis au Palais-Bourbon.

« — Nous recommencerons nos exercices demain, me dit-il.

« J’allai chez lui pendant huit jours consécutifs ; on me faisait attendre sous mille prétextes jusqu’à l’heure du déjeuner, auquel j’étais toujours très cordialement retenu, mais de gymnastique point ; et puis, un jour, il me fit savoir qu’il était honteux de me déranger constamment pour rien, et qu’il me préviendrait dès que ses occupations lui permettraient de recommencer ses exercices.

« Je ne reçus aucun nouvel appel, et c’est moi qui finis par lui écrire une lettre furibonde, impertinente même, parce qu’en vérité j’étais désolé de voir ce grand citoyen, que j’aimais de tout mon cœur, renoncer à des pratiques que je jugeais lui être impérieusement commandées par l’état de sa santé.

« Ce qui n’empêcha pas que, le rencontrant deux ou trois mois plus tard à la Comédie-Française, il vint à moi la main tendue, son bon sourire aux lèvres, en me disant :

« — Ah ! mon cher Paz, quelle jolie rosse que votre élève ! »


CÉSARIN

HISTOIRE D’UN VAGABOND


Durant près d’un demi-siècle, Césarin, Césarin le mendiant et le traîne-misère, a joui d’une célébrité sans égale dans la gaie petite ville de Bar-le-Duc et ses pittoresques entours. On pouvait ne pas connaître MM. les sénateurs et députés du département, non plus que M. le maire et M. le préfet, passer près d’eux, par conséquent, sans les remarquer et les saluer ; mais Césarin, petits enfants en lisières et vieillards à béquilles, tout le monde le connaissait, tout le monde le désignait ou l’interpellait par son prénom. « Ah ! voilà Césarin qui se promène ! — Bonjour, Césarin ! »

De nom, on ne lui en savait et on ne lui en a, je crois, jamais su d’autre.

Se promener, déambuler à travers les rues de la ville, aux abords de la gare principalement et le long du boulevard de la Rochelle, devant l’hôtel du Commerce et l’hôtel de Metz ; guetter et reluquer les passants, parfois leur jouer, sur un petit flageolet, et avec son nez, quelque piètre ritournelle, les poursuivre de sollicitations et quémanderies tout à fait dépourvues d’artifice, naïves, familières, impudentes, insolentes : — « Voyons, m’sieu Adnot, vous m’donnerez bien deux sous ? C’est pour boire la goutte. Je ne l’ai pas encore bue d’aujourd’hui, parole ! Et ça me manque ! » — « Je n’vous demande qu’un sou, m’sieu Colombe, un pauv’ petiot sou, c’est pas l’diable ! Vous pouvez bien me le donner, vous qui êtes riche : faut s’entr’aider dans ce bas monde ! » — « Comment, m’sieu Bristuile, vous refusez un sou au pauv’ Césarin ? Ce n’est pas vot’ père qu’aurait fait ça, pour sûr ! Un brave homme, vot’ père… le père Bristuile, qu’était boulanger à Couchot, en face Notre-Dame… » ; — puis aller s’étendre, au soleil en hiver, à l’ombre en été, sur l’asphalte d’un trottoir ou les marches d’un perron, et y ronfler aussi bruyamment qu’un tuyau d’orgue ; — tel était, sans préjudice de ses nombreuses et interminables stations dans maints cabarets et bouchons, l’emploi du temps, l’horaire de maître Césarin.

Au début, entre vingt et trente ans, il avait, paraît-il, cherché à utiliser la force de sa poigne autrement que dans le maniement du flageolet : on l’avait vu scier et fendre du bois devant les portes, charger ou décharger des bateaux sur le quai du canal, transporter à dos ou sur brouette des colis du bureau de la diligence à domicile et vice versa ; mais il s’était vite lassé de ces serviles besognes et avait préféré l’insoucieuse liberté du bohème, le dolce farniente du lazzarone.

D’une taille un peu au-dessous de la moyenne, courtaud, membré et râblé, Césarin avait de gros yeux bleus, une bouche lippue et forte, un teint de brique. Son menton, comme celui du paysan du Danube,

… nourrissait une barbe touffue,


hirsute et d’un blond roux. Ses cheveux, de même nuance, tout embroussaillés, étaient recouverts d’une casquette graisseuse, le plus souvent privée de visière. Il était vêtu, soit d’une blouse de cotonnade bleue, en lambeaux d’ordinaire, soit de quelque sordide paletot qui lui tombait sur les talons et qu’il devait, ainsi que la casquette et le reste, à la compatissante générosité de tel ou tel de ses concitoyens. Il eût été difficile, à l’époque où je le rencontrais dans les rues de Bar-le-Duc, de lui assigner un âge : on pouvait lui donner quarante ans aussi bien que soixante ou soixante-cinq.

Si tout le monde le connaissait, en revanche, il connaissait tout le monde, et par le menu, savait l’origine, la généalogie et les tares surtout, les plus lointaines et les plus secrètes souillures ou blessures de toutes les