Page:Le Voleur illustré, année 61, tome 40, numéro 1618, 1888.djvu/11

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familles, toute la chronique scandaleuse de la ville, et ne se gênait pas, dans ses moments d’ébriété particulièrement, pour rappeler aux gens leur passé, leur décocher, sans s’émouvoir et comme en badinant, les plus désagréables et humiliantes vérités.

« Ce n’est pas la peine de tant faire la fière, allez, m’ame de Couvonges, m’ame la baronne de Couvonges ! On sait bien qu’vous vous appeliez Touzelain, étant demoiselle, et que votre mère vendait de la charcuterie dans la rue des Pressoirs. J’ai été assez souvent lui acheter des cervelas… Vous étiez toute petite…

« Vous avez beau vous flanquer du rouge et du blanc sur la frimousse, m’ame Levanneur, vous n’en avez pas moins la cinquantaine bien sonnée. Dites pas non ! Je m’rappelle encore la date de votre mariage : c’était en 40, un lendemain de Fête-Dieu, à Saint-Antoine, du temps de l’abbé de Rozières… Vous étiez plus mince qu’à présent, tout de même ! »

« Ivrogne ? Vous m’appelez ivrogne, m’sieu Petitprêtre ? La belle trouvaille ! Chacun sait bien que Césarin aime à lever le coude… C’est pas un mystère, ça ! Mais Césarin n’a jamais fait faillite, lui ; il peut marcher la tête haute. Ivrogne, mais honnête ! Vous entendez, m’sieu Petitprêtre ? Tandis que votre grand-père, j’ai vu son nom affiché comme banqueroutier… C’était sous Louis-Philippe… Je m’en souviens bien, allez ! »

On comprend sans peine que, pour éviter ou faire cesser de pareilles algarades, les intéressés, la plupart tout au moins, n’hésitaient pas à mettre la main à la poche, et à en tirer quelque menu, mais solide argument, que le cynique personne acceptait sans sourciller, comme chose due, avec un : « Merci, m’sieu Petitprêtre… Merci bien, m’ame Levanneur… à une autre fois ! »

Il paraîtrait même — mais peut-être n’est-ce là qu’une odieuse supposition, une méprisable calomnie — que certaines gens, en guerre avec d’autres, confiaient à Césarin, et moyennant finances, bien entendu, le soin de houspiller et turlupiner leurs adversaires, de leur chanter pouilles en pleine rue et en présence d’une foule nombreuse, — au sortir de la grand’messe du dimanche, par exemple.

Tous cela n’empêchaient pas Césarin de vanter et fanfarer à tout propos son honnêteté, sa probité. « Jamais fait de tort à personne, moi, jamais !… Où est-il, celui qui a à se plaindre de Césarin ? Qu’il se montre, qu’il se nomme ! »

« Ivrogne, mais honnête ! » tel était, on l’a vu plus haut, son mot favori, sa devise.

Cette honnêteté était même si bien connue, cette réputation si bien établie, que certains négociants n’hésitaient pas à faire opérer leurs recouvrements par Césarin en personne. Ils avaient soin, par exemple, de le prévenir et s’assurer de lui dès le fin matin, avant qu’il eût entrepris de tuer le ver : autrement, et malgré toute la bonne volonté, l’attention et la scrupuleuse délicatesse du personnage, il aurait pu se trouver du mécompte, le soir, dans sa recette.

Venait-il, durant une de ces tournées, à rencontrer quelque copain, comme lui franc buveur et joyeux drille, qui lui proposait de s’arrêter un moment, « d’entrer là, au coin, et de licher une goutte, au galop, su’l’pouce…

— Non, ma vieille ! Césarin ne liche pas quand il porte de l’argent qu’on lui a confié, répliquait-il avec un sérieux tout empreint de dignité. Lorsque Césarin aura fini, oh ! alors, bien ! il se rincera la dalle un peu chouettement, j’te prie de l’croire. Tout à ton service, alors ! Tu n’as qu’à m’attendre là, et c’est moi qui régalerai ».

Il poussait même parfois le rigorisme si loin qu’ayant, un jour de juin, été chargé d’un message pour un commerçant véreux, ancien failli, devenu prêteur à la petite semaine, comme celui-ci lui demandait s’il ne prendrait pas bien un verre de vin pour se rafraîchir : « Ça ne se refuse jamais, n’est-ce pas donc, Césarin ? — Ici, on vole : je ne bois pas ! » riposta notre homme en tournant les talons.


PAR-CI PAR LÀ

Il me souvient que l’hiver passé, emmené par mon confrère Albert Cim, du Radicale au dîner du Bon Bock, je vis entre la poire et le fromage, s’approcher du piano d’accompagnement un homme, non point tout jeune assurément, mais qui semblait porter sans fatigue une verte soixantaine. On le tiraillait depuis un quart d’heure pour qu’il « chantât quelque chose ». Pourquoi lui, plutôt que Sellier, qu’on n’avait pas encore sollicité ? Il protestait que sa retraite avait sonné depuis longtemps, que les beaux jours étaient passés, et moi, craignant d’avoir l’air d’un serin, je n’osais pas demander son nom. Je fis le myope (ceux qui me connaissent savent que je puis jouer ce rôle au naturel), et me penchant, en clignant les yeux vers mon voisin, « qui donc est-ce, dis-je, je ne vois pas bien ? » — « C’est Duprez », me fût-il obligeamment répondu.

Et Duprez, à quatre-vingt-trois ans, nous chanta, non plus, les grands airs d’autrefois, mais des chansonnettes de sa composition, qui ne firent pas rougir les dames, parce qu’il n’y avait pas de dames.

Je ne ferai pas au grand chanteur la mauvaise plaisanterie de parler d’« évocations du passé », attendu que Duprez est encore vivant et bien vivant, à telles enseignes que je viens de recevoir deux petits volumes intitulés : Récréations de mon grand âge, par l’octogénaire Duprez, qui prend soin de nous avertir par ce sous-titre :

Premier volume bienséant,


que le second l’est peut-être moins.

J’ouvre donc le… premier, et j’y apprends en quelques vers ce dont je me doutais un peu déjà, que tous les gosiers mines d’or n’ont pas été gargarisés dès leur jeunesse par le langage fleuri des salons.

En exceptant Chassé, d’une noble origine,
L’Opéra de ce temps paraissait faire choix
De sujets possédant une lionne poitrine,
Pour émettre des sons sur une forte voix :
Le ténor maraîcher, aux asperges si belles ;
Larivée aux gros sons, apprenti perruquier ;
La blonde Desmalins, laveuse de vaisselle ;
Le chanteur Duménil, marmiton cuisinier ;
La charmante Lescaut, qui fut jadis vachère ;
La Laguerre vendant à prix doux son amour ;
Tous, bientôt anoblis par l’art qui régénère,
Frayaient, non sans orgueil, avec les gens de cour.

J’ajouterai, en prose, qu’à côté de Sellier, qui se rappelle, en bon garçon qu’il est, de son comptoir de marchand de vin rue Saint-Denis, nos artistes d’hier et d’aujourd’hui n’ont pas débuté dans la vie par le métier qui les a depuis rendus célèbres.

Rachel, était chanteuse dans les rues ;
Poultier, tonnelier ;
Villaret, brasseur ;
Salomon, prévôt ;
Fugère, voyageur en bijouterie ;
Gailhard, cordonnier ;
Talazac, garçon marchand de vins ;
Coquelin, garçon boulanger ;
Dailly, serrurier ;
Dupuis, musicien d’orchestre ;
Bac, employé à la Monnaie ;
Baron, cuirassier ;
Vavasseur, marchand de parapluies ;
Blondelet, sauvage au café des Aveugles ;
Damala, diplomate.