Page:Le dictionnaire de l'Academie françoise, 1835, T1, A-H.djvu/36

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
xxx PRÉFACE.

Cependant, quoiqu'on abusât parfois de la langue, comme on abusait de l'esprit, le caractère général en était conservé dans l'usage et dans les bons écrits. Les expressions fausses et maniérées prenaient faveur ; mais elles passaient de mode assez promptement. A Rome, Sénèque, dont la naissance remonte à l'empire d'Auguste, se plaignait déjà que son siècle ne parlait plus latin[1] ; et il le prouve par de nombreux exemples d'autrui, auxquels il aurait pu mêler parfois les siens. Chez nous, la décadence a été bien moins hâtive et moins sensible. C'est sur ses vieux jours seulement que Voltaire laisse échapper la même plainte que Sénèque, et dit anathème au mauvais langage français de son temps.

Dans la perpétuelle occupation littéraire du dix-huitième siècle, la langue, en effet, après avoir gagné en abondance, en variété, en aptitude encyclopédique, devait perdre pour le goût, la vérité, l'expression des sentiments, les choses enfin qui tiennent non à la science, mais à l'art. L'esprit philosophique l'avait sans doute encore heureusement travaillée. La prose française gardait, sous le burin de Montesquieu, la précision, la vigueur, la pureté du trait et l'éclat des images de Pascal ; elle s'élevait avec Buffon à cette magnificence de paroles qui est l'éloquence sans la passion ; elle était, dans Rousseau, tour à tour sévère et didactique, ou véhémente et colorée. Diderot la pliait avec imagination et justesse à l'expression du détail des arts ; Condillac la rappelait sans cesse, par logique et par système, à cette clarté que Voltaire avait d'instinct et par génie ; Dumarsais la décomposait avec la sagacité des grammairiens de Port-Royal.

Mais, au-dessous de ces grands travaux, la manie philosophique gâtait la langue par l'affectation et l'emphase ; et cette décadence, aggravée par l'inévitable exagération des imitateurs, se reconnaissait même sous la main des maîtres. C'est aux écrits de Rousseau que Voltaire dépité emprunte quelques exemples de mauvais langage, qui ont bien disparu pour nous dans la diction si savante de l'orateur genevois. Mais l'art même de ce beau style ne s'éloignait-il pas du caractère de notre langue ? Un des hommes de notre siècle qui savait le mieux le français et le grec, et, bien plus, un écrivain de rare talent, Courier, a dit quelque part : « Pour la langue, il n'est femmelette du dix-septième siècle qui n'en remontrât aux Buffon et aux Rousseau. » En ôtant de ce mot l'hyperbole du caprice et de l'humeur, il y reste quelque chose de vrai sur l'altération qu'avait éprouvée le génie simple et libre de notre langue.

Le Dictionnaire, tel que l'avait conçu l'Académie, n'est, à cet égard, qu'un insuffisant témoin, par la sécheresse de sa forme, et sa méthode de constater l'usage, et non le caprice ou le talent des écrivains. Les éditions qu'on en donna jusqu'en 1740, faites dans un ordre nouveau, augmentées de quelques détails de grammaire, et appauvries de quelques gallicismes, ne marquaient presque aucun

  1. « Quod nunc vulgò breviarium dicitur, olìm, quùm latinè loqueremur, summarium vocabatur. » (Senec. Epist. XXXIX.)