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LUTTE AVEC LA MORT

Cet esprit a marqué si profondément le mien que maintenant il y a deux époques dans ma vie ― ce qui fut avant et après lui[1].


Si je renais ce sera pour moi le moment de vivre. Mon corps ne sera plus entre moi et le monde. Ce corps de femme tellement plus évident que l’esprit qui l’anime.


Dans Opium, Cocteau écrit : « Un arbre doit souffrir de la sève et ne pas sentir la chute des feuilles ».

Mourir est plus facile que l’on ne croit. Si l’on ne souffre pas trop, c’est une réduction de vie progressive au bénéfice de l’esprit. Le corps s’en va, l’esprit se simplifie. Plus de littérature. Nous voilà pour la première fois en face de la réalité. Toute notre vie nous avons couru après, sans commerce entre elle et nous. Cette mort n’est pas effrayante comme on l’imagine. C’est quelque chose de nouveau que nous ne soupçonnions pas dans l’état d’existence. Nous sommes dépouillés de clichés. Depuis « Papa » et « Maman » jusqu’au dernier mot avertisseur « maladie », tout ce qui fut artifice, moyen, habitude, mécanisme, est aboli.

Ce quelque chose de nouveau que j’entrevoyais difficilement, il serait sacrilège de le définir par des mots… ils en trahiraient la vérité. Si quelques mots flottent malgré tout dans cette substance neuve, ils perdent leur sens habituel. Je sais que je faisais tout le temps un grand effort pour comprendre. L’idée de « comprendre » m’absorbait tellement qu’elle me faisait égoïste. Je voyais de très loin les êtres que j’aime le plus.

Ce sont des jours dont je me souviens avec une crainte respectueuse. Ils n’étaient déjà plus à moi seule, et tandis qu’autour de mon lit les chers êtres voyaient mon souffle se précipiter, une succession de cercles s’agrandissait pour moi sur un autre plan. Je me reporte souvent à ces heures avec une curiosité qui n’est pas tout à fait pareille aux curiosités de la terre. Je tente d’y retourner pour retrouver des enseignements que ma santé revenue déchiffre mal. En somme ce fut pour

  1. Cf. Vers le But, p. 000.