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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/58

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LA MACHINE À COURAGE

J’allai chez un avocat-conseil, ami de Madame Hammerstein. Le domestique m’introduisit quand le maître parut. Très occupé, il n’avait pas encore déjeuné, mais il ne voulait pas me faire attendre. Il prendrait son lunch en me donnant sa consultation.

Je parlais automatiquement. Le plateau était posé sur son bureau tout près de moi et j’étais assise très droite, tout près du bureau — odeur de pain grillé, de café, d’œufs sur le plat, de confitures. Je parlais avec beaucoup de détails, occupée à choisir mes mots comme si je ne savais plus mon langage. Je fixais mon attention sur les yeux barbus de l’avocat, évitant de voir les grandes dents qui s’enfonçaient complaisamment dans les toasts rôtis à point.

Comme il s’absorbait dans une péroraison je vis soudain que ma main droite était posée sur le bureau et qu’elle touchait l’angle du plateau, les doigts ouverts comme si elle allait prendre quelque chose… comme si elle ne m’appartenait pas… comme si elle était seulement la main du corps qui avait faim.

Je la remis sur les genoux en rougissant.

Plus tard, quand j’ai connu la simplicité américaine, j’ai su combien j’avais eu tort de ne pas dire simplement « J’ai faim ».


L’avocat me conseilla de proposer mon manuscrit à Dodd, Mead & Company, un des grands éditeurs de New-York qui avait déjà publié trois livres de moi.

Dans mon souvenir Monsieur Dodd est rose. Non qu’il ait finalement laissé dans ma vie une trace de félicité, mais parce qu’il était fait des couleurs de l’aurore — un teint de jeune fille, des cheveux de blé, des yeux dorés, des lunettes d’écaille blonde, et les vibrations d’une aube printanière.

Avec empressement il éditerait mon livre après la publication de « Sunday American ». Une seule objection pourtant : éditeur de Maeterlinck depuis de longues années, il ne pouvait risquer de lui déplaire. Il me donnerait donc une réponse lorsqu’il aurait lu le manuscrit.