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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/90

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LA MACHINE À COURAGE

En regardant vivre Margaret à Eighth Street j’ai pensé souvent à cette réflexion de Montaigne :

« — C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. »

Elle est plus instantanée que les autres personnes. Pour elle il n’y a pas de voyage à faire entre voir, parler et agir. Elle est là tout de suite comme si toutes les minutes de sa vie avaient servi à cet exercice : la promptitude des réflexes et leur justesse.

Du « Bon petit Diable » à « Don Quichotte », de « Sophie » à « Jeanne d’Arc », je peux classer les gens que je connais ; je ne peux pas classer Margaret. Quand elle est arrivée d’Amérique en France avec moi, j’entendis sans cesse cette exclamation « — Alors, on ne peut jamais dire ce qu’on pense dans ce pays ! » Elle fâchait les gens surtout par sa man : ère d’entrer directement dans la conversation pour y jeter un argument juste mais sans complaisance. Elle n’avait aucune notion de la pédale sourde que crée la vieille courtoisie française où l’on veut que les compliments même arrivent du fond d’un corridor précédés des formules « Permettez-moi de vous dire », etc. J’aime qu’elle garde les habitudes simples de son pays.

Je ne connais pas d’être plus libre, plus franc, plus exposé, et en même temps plus nativement mystérieux. Cette créature si raffinée a gardé des mouvements primitifs — il y a le minimum d’espace entre ce qu’elle sent et ce qu’elle montre. Sa réaction est intacte. Elle n’a que des gestes actifs. Elle ne tourne pas pour rien dans une pièce. Elle ne tombe pas sur une chaise, elle s’assied, elle ne bavarde pas, elle parle. Elle ne parle du temps que pour le louer — pluie ou soleil, chaud ou froid sont accueillis avec un égal enchantement. Elle n’admet pas de s’occuper de sa santé. Jamais un manteau sur le bras. Toujours les deux mains libres. Porter un objet est un crime.

Margaret peint sur vie comme on peint sur toile. Elle n’arrange pas seulement l’appartement, les tables, les chaises, les choses, elle prépare les jours. Chacun doit s’emboiter dans la semaine comme un objet dans son écrin. Le pratique, l’utile y tiennent le minimum de place, ou, si elle peut y arriver, elle les maquille avec son imagination au point d’en faire des agré-