Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/10

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c’est l’unité de votre vie. Vous avez suivi des routes assez diverses, mais vous avez toujours poursuivi le même but. Vous êtes de la race des réfléchis. Dès votre jeunesse, vous vous êtes fait votre plan d’existence, comme un auteur dramatique se fait son plan de pièce, et vous avez marché au dénouement d’un pas ferme, d’un regard assuré, sans vous laisser prendre aux distractions du chemin ; vous êtes le fils de votre volonté. »

Je me mis à rire, et je lui dis : « Voilà, certes, un portrait fort avantageux ! Parti d’un observateur aussi sagace que vous, il a de quoi singulièrement chatouiller mon amour-propre ; tout ce qui ressemble à la force nous flatte. Par malheur, ce portrait a un grand défaut, c’est de ne pas ressembler du tout. Je suis précisément le contraire. Ce n’est pas moi qui ai conduit ma vie, c’est ma vie qui m’a conduit. Je ne suis pas le fils de ma volonté, je suis l’élève de mes affections : c’est-à-dire des amis que ma bonne chance m’a fait rencontrer. Sans doute, je me suis proposé, dès ma jeunesse, certains buts d’ambition ; sans doute, je portais en dedans de moi un certain fonds personnel de sentiments, de goûts, d’idées, dont ma vie a été la réalisation ; nous ne sommes jamais que le développement de nous-mêmes ; mais pas une des phases de ce développement où je n’aie trouvé un auxiliaire, parfois un initiateur. Nous voilà bien loin de cet homme tout d’une pièce, maître de soi, directeur de sa vie, que votre imagination a cru vois en moi. J’y perds, mais, la vérité, c’est que, si jamais j’écris mes mémoires, je devrai les intituler :Les Mémoires des autres ».