Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/11

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Nous nous séparâmes là-dessus. Sainte-Beuve ne fit pas l’article ; je l’avais probablement désillusionné sur mon compte, et moi, je ne pensais plus à cette conversation.

Aujourd’hui, 15 décembre 1884, où, sollicité par quelques amis, et sentant que je n’ai plus à perdre, j’écris en tête d’un gros cahier de papier blanc, ce titre, qui n’est pas sans me causer quelque émotion : Soixante Ans de souvenirs, mon dialogue avec Sainte-Beuve me revient en mémoire. Certes, mes paroles alors étaient très sincères, mais je les avais jetées un peu au hasard, sans trop de réflexion, comme il arrive au cours d’une causerie.

Aujourd’hui, où j’y reviens à tête reposée, où je me les répète, où je les pèse, elles éclatent à mes yeux avec un caractère de vérité absolue. C’est le portrait même de ma vie. Qu’on en juge.

Personne qui ne connaisse ce délicieux chapitre de la Bible, où le fils de Tobie, prêt à entreprendre un long et périlleux voyage, trouve sur la place publique un jeune homme, bien fait, les reins ceints pour la route, et qui s’offre à lui comme conducteur. Or, toute comparaison mise de côté, bien entendu, et sans prétendre en rien à être un personnage biblique, je ne puis jamais relire ce chapitre sans qu’il reporte ma pensée sur moi-même.

J’ai suivi en littérature des routes très opposées, et ce n’est qu’assez tard que mon unité intellectuelle est sortie à mes propres yeux de la diversité même de mes travaux. Mon caractère, comme mon intelligence,