Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/111

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Personne ne m’a fait mieux comprendre que M. Villemain la différence qui existe entre le regard et les yeux. Avait-il des yeux ? Je n’ai jamais vu les siens. Ils s’enfouissaient sous une paupière clignotante et dépourvue de cils, qui se contractait, se plissait à peu près comme une bourse dont on serrerait les cordons, et réduisait le globe de l’œil à l’état d’un petit trou tout noir. Eh bien, de cet étroit orifice, le regard jaillissait si perçant, si vif, qu’on eût dit un jet de lumière. Même contraste entre sa personne et ses manières. La nature l’avait taillé à coups de serpe. Un corps court et massif, des membres lourds, un dos rond et bossué comme un sac de noix, une négligence de mise proverbiale ! Qui de nous, les jeunes gens d’alors, ne se rappelle le bout de gilet de laine dépassant la manche de son habit, et cette extrémité de bretelle qui apparaissait au bas de son gilet ? Eh bien, ce même homme, quand il parlait à une femme, avait une grâce de gestes, une élégance de façons, un charme de voix, un mélange de courtoisie et de respect, qui sentaient la meilleure et la plus exquise compagnie, où il avait en effet vécu dès sa jeunesse. J’ai vu là que ce qu’on appelle les manières n’est pas chose purement matérielle, dépendant uniquement de la forme et des mouvements du corps. Non ! cela vient aussi de je ne sais quoi d’intérieur, d’intime ; c’est une partie de notre personne morale. Les mots spirituels de M. Villemain se citaient partout ; je n’en connais guère de plus joli que sa déclaration à une jeune dame qu’il courtisait très vivement, car il était fort galant et même entreprenant :