Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/115

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la chemise d’un homme heureux. Il fallait l’entendre nous peindre les vizirs, les ministres et les sous-ministres lancés à la poursuite de cet être rare que l’on appelle un homme heureux ! Personne n’échappe à l’enquête : les millionnaires, les puissants, les illustres, tout le monde y passe. Peine perdue ! Partout le mensonge du bonheur ! Partout quelque blessure secrète, quelque ver caché dans la fleur, et, à ce propos, Andrieux jetait, en passant, à sa façon, quelque petite maxime morale. Enfin, ajoutait-il, un jour les messagers, à bout de voie, rencontrent dans un village, au coin d’un cabaret, attablé devant une bouteille, un grand jeune gaillard qui boit à plein gosier. Êtes-vous heureux ? lui demande-t-on. ― Moi !… Absolument heureux ! complètement heureux ! « On se jette sur lui, on l’entoure, on le déshabille. Hélas !cet homme heureux n’avait pas de chemise ! » A ce mot, M. Andrieux partit d’un tel éclat de rire, si sonore, si prolongé, qu’il nous entraîna tous dans sa folle gaieté. Les murs du Collège de France n’en revenaient pas ! Sans doute, tout cela n’était ni très éloquent ni très élevé. Nous voilà bien loin des cours de Michelet et de Quinet ; mais de ce bavardage, de ce racontage, il s’exhalait je ne sais quoi de sensé, de bon, de sain, de juste, de pratique, de gai, qui vous laissait le plus charmant et le plus utile souvenir. Puis, comme la fin couronnait la séance ! La fin, c’était la lecture d’une fable de la Fontaine ou d’un passage de Boileau, surtout du Lutrin. J’ai entendu de grands lecteurs dans ma vie, mais d’égal à M. Andrieux,