Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/116

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jamais ! car il lisait admirablement sans voix. Je ne puis mieux comparer ce qui sortait de sa bouche qu’à ce qu’on appelle une pratique. C’était quelque chose d’enroué, de fêlé, de criard, de sourd, d’où il tirait des effets prodigieux. Comment ? Par l’accent, par l’articulation, par l’expression, par l’esprit. Un jour, à l’Institut, en séance publique, il lisait une satire sur les esprits détraqués, et les peignant d’un trait…


Au char de la raison attelés… par derrière !


Où alla-t-il chercher la note étrange qu’il mettait sur le dernier mot et sur la dernière syllabe du mot par derrière ? Je ne sais. Mais la salle tout entière éclata en applaudissements. Ce portrait serait inachevé si je ne disais un mot de ses doctrines littéraires. Ce fut, de tous les réactionnaires classiques, le plus passionné, le plus intransigeant, le plus forcené. Il ne pardonnait même pas à Lamartine. M. Patin m’a souvent conté qu’il le trouva un jour se promenant comme un furieux dans son cabinet, un volume des Méditations à la main. Il interpellait Lamartine ! Il lui lançait imprécation sur imprécation ! « Pleurard !… Tu te lamentes !… Tu es poitrinaire !… Qu’est-ce que cela me fait ? Le poète mourant !le poète mourant ! Eh bien, crève donc alors, animal ! Tu ne seras pas le premier !… » Qui le croirait, pourtant, ce blasphémateur de la poésie a été poète par moments, et, s’il survit, c’est comme poète. Écouchard Lebrun, qu’on appelait dans son temps