Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/123

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vous emportait avec lui. Nous sortions de son cours, enfiévrés, frémissants, frémissants du désir de savoir. Ce qu’il nous apprenait nous touchait encore moins que ce qu’il nous donnait d’envie d’apprendre. C’était un grand allumeur d’esprits.

Une de ces leçons m’est restée en mémoire. Je voudrais en donner une idée, mais, hélas ! la parole se fige sur le papier. Enfin, essayons. C’était dans le plein de la grande bataille littéraire, alors que les uns insultaient Racine et que les autres traitaient Shakespeare de sauvage. Un jour, M. Villemain prit bravement pour sujet la comparaison entre la Mort de César, de Voltaire, et le Jules César, de Shakespeare. Trois heures avant l’arrivée du professeur, la cour était envahie comme la salle. On eût dit un jour d’émeute. Les deux écoles littéraires s’étaient donné rendez-vous là, comme sur un champ de bataille. On allait voir le grand procès poétique, transporté tout à coup en pleine audience, avec la Sorbonne pour tribunal, et le plus illustre des lettrés pour juge. M. Villemain commence par la Mort de César. Que de prudence ! Que de gravité ! Quelle appréciation profonde et sympathique, mais mesurée, des beautés nobles de l’œuvre française ! Il en fait valoir le caractère à la fois sévère et pathétique. Il lit les tirades un peu pompeuses, mais grandioses, de la première scène, il fait ressortir la force tragique de la situation du troisième acte, où Brutus, se jetant aux pieds de César qu’il sait être son père, le supplie avec des larmes de renoncer à la couronne, car, si César se fait roi, il est mort ! Enfin, après avoir suivi, pas à pas, toutes