Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/168

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succès, de relever et d’agrandir le cadre de la chanson. Le nom de successeur de Désaugiers ne le flattait qu’à demi. Il aspirait à autre chose qu’à faire rimer Bacchus et Vénus. Il voulait émouvoir, il voulait faire penser, il voulait mettre la grande poésie dans les petits vers, et aborder dans ses refrains non seulement la politique, mais les hautes questions de philosophie et de morale. Le Dieu des bonnes gens fut son premier pas dans cette route nouvelle. Aussi tremblait-il un peu, il me l’a dit souvent, lorsqu’il soumit son œuvre à cet auditoire moqueur et distingué. Le succès fut immense. Il avait eu l’habileté de mêler à cet acte de foi, tant de beaux vers, tant de patriotisme, tant de grandeur d’images et parfois tant d’esprit, qu’on pardonna aux croyances en faveur du talent. Sa troisième strophe souleva un enthousiasme général.

 
Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois !
Et de ses pas on peut voir la poussière
Empreinte encor sur le bandeau des rois !


Le chansonnier fut proclamé, du coup, non seulement grand poète, mais grand poète lyrique. Sa prépondérance s’en accrut singulièrement.

Il est difficile de se figurer aujourd’hui le rôle de Béranger à cette époque. Il a été le grand conseiller de son temps. Personne n’a eu plus d’ascendant sur ses contemporains. Il n’affectait pourtant pas cet ascendant, il ne le cherchait même pas. Peu bruyant de paroles, encore moins de gestes, il attendait qu’on vînt à lui, mais en attendant, il attirait. Les hommes les plus