Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/173

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justes et assez vives, quoique mesurées. Victor Hugo lut, sourit, et d’un ton moqueur : « Je vois bien dans quel but Béranger m’a écrit cette lettre. Il la trouve certainement fort spirituelle, il ne veut pas qu’elle soit perdue, et il s’est dit : « Quand Victor Hugo mourra, tous ses papiers seront publiés, et ma lettre ira à la postérité. Mais je tromperai ce petit calcul, je brûle la lettre. » A quoi Béranger répondit gaiement : « Si jamais l’envie me prend d’adresser quelque chose à la postérité, ce n’est pas Victor Hugo que je prendrai pour facteur. » Ajoutons bien vite que, s’il savait dire la vérité, il savait aussi l’entendre. Un de ses amis, quelque peu impatienté de l’entendre parler de lui-même avec une humilité qui n’était pas exemple d’affectation : « Voyons, mon cher Béranger, lui dit-il, laissez donc là ces modesties qui ne peuvent pas être sincères ! Que diable ! vous savez bien que vous avez beaucoup de talent ! » Cette petite incartade le surprit ; il se tut un moment, puis reprit : « Eh bien, oui ! quand je regarde autour de moi, quand je lis ce qu’on écrit aujourd’hui, je me trouve du talent, mais, mon cher ami, quand je pense aux grands hommes, à Corneille, à Molière, à La Fontaine, j’entre dans une humilité sincère et profonde. La modestie n’est que de l’esprit de comparaison. » Voilà un de ces mots pleins de tact et de sens, comme il en trouvait sans cesse. En définissant la modestie, il définissait du même coup l’orgueil ; car si on est modeste quand on se compare, on n’est orgueilleux que parce qu’on ne se compare pas.