Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/192

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

prose ce qu’il avait chanté en vers, et pour moi, rien ne m’a plus soutenu dans mon difficile travail sur l’Histoire morale des femmes, que de m’y sentir le fils et l’héritier de mon père.

Ses titres littéraires se bornent-ils à ce poème ? Non. Trois de ses tragédies ont le mérite qui désigne les œuvres dignes de succès, la nouveauté. La première est la Mort d’Abel ; elle fut représentée en mars 1792. Cette date seule en dit la valeur. Peindre le premier meurtre à la veille de la Terreur ! Faire couler aux yeux de la foule, toute frémissante déjà du sourd grondement des massacres futurs, la première goutte de sang humain qui soit tombée sur notre pauvre terre ! Montrer dans la première fraternité, le prélude de cette atroce maxime : Sois mon frère ou je te tue ! Il y avait dans ce rapprochement quelque chose de si tragique, que tous les cœurs en furent saisis.

L’exécution répondit à la conception. Le personnage de Caïn compte parmi les rôles les plus pathétiques du théâtre. Son entrée est admirable.

Il arrivait seul, au commencement du second acte, avec une bêche à la main. Cette bêche donna lieu, cinquante-trois ans plus tard, à un fait assez curieux. Je fis jouer, en 1845, au Théâtre-Français, un drame en cinq actes et en vers intitulé Guerrero. Or, mon héros arrivait aussi seul, avec une bêche à la main, au commencement du troisième acte. A une répétition, M. Beauvallet, chargé du rôle de Guerrero, demanda une bêche à l’homme des accessoires. « Nous n’en avons pas au théâtre, répondit d’abord celui-ci, puis, se reprenant : « Mais