Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/193

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si ! je crois qu’il y en a une », et il monta au magasin, d’où il redescendit avec un outil si lourd, si massif, si grossier, que Beauvallet dit de sa voix tonnante : « Qu’est-ce que ce diable d’instrument-là ? ― Monsieur, c’est la bêche de la Mort d’Abel. ― Oh bien ! dit Beauvallet en riant, nous avons dégénéré ! Je ne suis pas de force à manier ce manche-là ! Nos prédécesseurs auront voulu faire de la couleur locale. C’est une bêche du temps de Caïen, faites-m’en fabriquer une plus moderne ». C’est ainsi que les magasins du Théâtre-Français contiennent, en tout et pour tout, deux bêches, et que l’une a servi pour mon père et l’autre pour moi.

Revenons à Caïn.

 
CAÏN (seul)
Travailler et haïr, voilà donc mon partage !
Courbé dès le matin sur ce pénible ouvrage,
De mes seules sueurs dont il est inondé,
Ce stérile sillon semble être fécondé !
. . . . . . . . . . . . . .
Je viens de le revoir cet exécrable frère,
Dont on vante toujours les vertus et le cœur :
Quel air efféminé que l’on nomme douceur !
Quel ton plein de mollesse où l’on trouve des charmes !
Il ne sait que chanter et répandre des larmes.
Qu’avec dédain par lui je me suis vu prié !
Qu’il me paraissait faible !… Il me faisait pitié.
Il est heureux pourtant, et rien ne le chagrine.
L’amour de sa famille et la faveur divine,
Sa faiblesse elle-même et ses goûts nonchalants,
Tout conspire au bonheur de ses jours indolents !
Et moi, mortel créé dans un jour de colère,