Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/225

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tous deux du même coup, dans l’imagination de tous adeptes ou profanes.

Tout homme supérieur a un trait distinctif qui le résume ; la caractéristique de Bertrand, c’est d’avoir été à la fois le classique le plus pur et le romantique le plus audacieux.

Trois causes firent de lui ce tireur complexe et extraordinaire : son éducation, son organisation physique et son tempérament.

Il eut pour maître son père. Ce père était lui-même un professeur et un tireur distingué, mais il parut et brilla peu dans les assauts publics ; il appartenait à cette classe d’artistes

Qui valent moins quand ils sont regardés.

Les yeux fixés sur lui le déconcertaient, la lutte devant six cents personnes le paralysait en le surexcitant. Il y a ainsi des timidités qui sont des excès d’effervescence, et des modesties qui sont des excès d’amour-propre. Le père de Bertrand reporta donc toute son ambition sur son fils ; il voulut que ce fils fût ce qu’il n’avait pas pu être lui-même, et il le soumit à la plus rude discipline. L’école académique voyait alors dans l’escrime autre chose qu’un exercice, elle y voyait un art ; elle y cherchait non seulement l’utilité, mais la beauté ; ce n’est pas elle qui aurait défini les armes, le talent de toucher et de ne pas être touché ; le coup le plus heureux ne comptait pas alors, s’il s’écartait des règles sévères de l’élégance et de la correction. Ces règles, le père de Bertrand y ajoutait encore par la rigueur