Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/24

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s’est fort indigné de cet amalgame bizarre. L’association du nom de Napoléon au nom de liberté a paru un énorme contresens. Rien de plus juste. Seulement, toutes les époques, y compris la nôtre, font des contresens pareils, à propos de leurs grands hommes. Autrefois nous oubliions le despotisme de Napoléon pour ne voir que son génie, aujourd’hui on oublie son génie pour ne voir que son despotisme. L’un n’est pas plus équitable que l’autre, et ces deux injustices différentes reposent sur le même fait. Ce fait, c’est que les grands hommes ne sont pas, comme on est tenté de le croire, des figures de marbre ou de bronze, immobilisées en statues dans l’histoire. Ce sont des êtres vivants, changeants ; leur visage se modifie sans cesse. Chaque époque les transforme selon les besoins de sa politique, ou les caprices de son imagination. Ils représentent tantôt une chose, tantôt une autre. Je les comparerais volontiers à ces phares à feux tournants, qui luisent tout à tour d’une flamme bleue ou rouge, ou verte, selon le mouvement qu’on leur imprime. Dans ma jeunesse, à l’époque du romantisme, Richelieu était haï comme le type du despotisme sanguinaire. C’était le cardinal bourreau ! Victor Hugo l’appelait l’homme rouge, et la Providence l’avait affublé, disait-on, de cette robe rouge pour que le sang n’y parût pas. Aujourd’hui Richelieu est le symbole du patriotisme, un ancêtre de la démocratie, un précurseur de 89. Pourquoi ? Parce qu’en 1830 l’imagination, la poésie triomphaient, et qu’aujourd’hui c’est le règne de la politique et de l’histoire. N’assistons-nous pas à