Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/23

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m’approche de lui, fort ému, je lui remets un petit paquet ficelé avec grand soin et accompagné d’une lettre ; j’y joins tout mon pécule, mes vingt-cinq sous… Il me semblait que ma générosité me porterait bonheur, et je lui recommande de remettre ma missive tout de suite, mais sans attendre de réponse. Ma lettre portait pour suscription :

 
A Monsieur Casimir Delavigne,
rue Hauteville, n° 17


Casimir Delavigne était alors le Dieu de la jeunesse. Le triomphe des Vêpres siciliennes, l’éclatant succès des Comédiens, la popularité des Messéniennes, lui mettaient sur le front, pour nons rhétoriciens, la triple couronne de poète tragique, de poète comique et de poète lyrique. Nous savions qu’à la première représentation des Vêpres siciliennes l’enthousiasme du parterre fut tel qu’on applaudit pendant tout l’intervalle qui séparait le quatrième acte du cinquième. Cela nous avait tourné la tête. Nous reconnaissions Casimir Delavigne à un titre encore supérieur. Il avait chanté la Grèce, la liberté, la France, il était le poète national. Nous admirions beaucoup Lamartine, mais Lamartine était royaliste ; Lamartine avait attaqué Bonaparte.

Le vers célèbre :


Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure.


nous semblait un blasphème, car nous étions tous alors enragés libéraux et enragés bonapartistes. On