Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/242

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« Il me semble que j’aime la musique.

— Mais non ! Mais non ! Ton père avait la voix fausse. »

L’argument me parut encore sans réplique, et ma piété filiale exorcisa soudain cette velléité irréligieuse. Un an plus tard, je fus conduit à la Dame Blanche. Le trio du premier acte m’enthousiasma, et je m’écriai : « Mais j’aime la musique !

— Mais non ! Ton père avait la voix…

— Oh ! je ne sais pas quelle voix avait mon père, mais je sais bien ce que je sens là ! Et j’aime la musique ! J’aime la musique !… J’aime la musique ! » Il fallut bien me permettre ce goût bizarre, et il continua à se développer doucement en moi dans les régions tempérées de la musique d’opéra-comique, jusqu’au jour où une rencontre imprévue vint tout à coup changer mon goût en passion, et me transporta violemment dans les régions supérieures de l’art.

On parlait alors beaucoup à Paris de l’arrivée d’une jeune cantatrice, fille du célèbre ténor Garcia, femme d’un négociant américain, M. Malibran, et qu’on annonçait comme une rivale de Mme Pasta. Ma bonne chance me conduisit au Conservatoire à un concert de charité, le jour où elle chantait à Paris pour la première fois. La foule était immense, l’attente très vive. Placée sur l’estrade, au milieu des dames patronnesses, la nouvelle venue était l’objet de la curiosité générale. Rien de remarquable ni dans sa personne, ni dans sa physionomie. Sous la petite capote mauve où se cachait à demi sa figure, elle ressemblait à une jeune miss. Son