Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/243

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tour de chanter étant venu, elle se lève, ôte son chapeau, et se dirige vers le piano où elle devait s’accompagner elle-même. A peine assise, la transformation commence. D’abord, sa coiffure étonne par sa simplicité ; pas de boucles, pas de savant échafaudage de cheveux ; des bandeaux plats et lisses, dessinant la forme de la tête ; une bouche assez grande, un nez plutôt court, mais un si joli ovale de figure, un si pur dessin de cou, d’épaule, que la beauté des traits était remplacée par la pureté des lignes ; et enfin des yeux comme on n’en avait pas vu depuis Talma, des yeux qui avaient une atmosphère. Virgile a dit : Natantia lumina somno, des yeux nageant dans le sommeil ; eh bien, Maria Malibran avait, comme Talma, des yeux nageant dans je ne sais quel fluide électrique, d’où le regards jaillissait à la fois lumineux et voilé, comme un rayon de soleil qui traverse un nuage. Ses regards semblaient tout chargés de mélancolie, de rêverie, de passion. Elle chanta la romance du Saule, dans Othello. A la vingtième mesure, le public était conquis ; à la fin de la première strophe, il était enivré ; à la fin du morceau, il était fou. Quant à moi, j’éprouvai ce qu’éprouve un homme placé dans la nacelle d’un ballon captif au moment où l’on coupe la corde. Une seconde auparavant, il se balançait doucement à quelques mètres du sol, et le voilà tout à coup lancé comme une flèche dans les sphères éthérées. C’est ce qui m’arriva. La musique, jusque-là, n’avait été pour moi qu’un art aimable, fait de grâce et d’esprit. Elle m’apparut tout à coup comme l’interprète le plus pur et le plus pathétique de la poésie, de l’amour, de la