Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/268

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Elle oubliait qu’elle avait épousé M. Malibran dix ans auparavant.

« A votre tour maintenant, monsieur Thalbert. »

Il ne s’était pas marié le matin, lui, et, la présence d’une telle auditrice l’excitant sans le surexciter, il déploya dans toute sa souplesse et toute son ampleur cette richesse de sons qui faisait de son piano le plus harmonieux des chanteurs. A mesure qu’il jouait, la figure de la Malibran changeait, ses yeux éteints s’animaient, sa bouche se relevait, ses narines s’enflaient. Quand il eut fini : « C’est admirable ! s’écrit-t-elle. A mon tour ! » Et elle commence un second morceau. Oh ! cette fois ! plus de fatigue ! plus de langueur ! Thalberg, éperdu, suivait, sans pouvoir y croire, cette métamorphose. Ce n’était plus la même femme ! Ce n’était plus la même voix ! Il n’avait que la force de dire tout bas : « Oh ! madame ! madame ! » et le morceau achevé : « A mon tour ! » reprit-il vivement. Qui n’a pas entendu Thalberg ce jour-là ne l’a peut-être pas connu tout entier. Quelque chose du génie de la Malibran avait passé dans son jeu magistral mais sévère ; la fièvre l’avait envahi. Des flots de fluide électrique couraient sur les touches et s’échappaient de ses doigts. Seulement, il ne put pas achever son morceau. Aux dernières mesures, la Malibran éclata en sanglots, sa tête tomba entre ses mains, secouée convulsivement par les larmes, et il fallut l’emporter dans la chambre voisine. Elle n’y resta pas longtemps ; cinq minutes après, elle reparaissait, la tête haute, le regard illuminé, et courant au piano : « A mon tour ! » s’écria-t-elle ; et elle recommença