Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/271

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pas à opposer ainsi brutalement la prose à la poésie. Car, selon moi, c’est faire tort à ces organisations exceptionnelles que de vouloir les ramener à une sorte d’unité poétique. Elles sont plus riches que cela. Leur grandeur est dans leur complexité et dans leurs contrastes. Faisons donc un pas de plus dans l’étude de cette personne vraiment singulière. Chez la Malibran, il y avait antithèse entre son imagination et son cœur. Rien de plus fougueux, rien de plus éperdu que cette imagination, et jointe à ce caractère aventureux que j’ai essayé de peindre, ils formaient bien, à eux deux, l’attelage le plus indomptable qui se pût voir ! Mais le troisième cheval, car chacun de nous est un char conduit par trois chevaux… l’esprit, le caractère et le cœur… eh bien, chez la Malibran, le cœur était d’une tout autre race que les deux autres, plus affectueux que passionné ; plus tendre qu’ardent, gentle, comme disent les Anglais. Son cœur la reposait de son imagination. Dans sa vie, dans ses affections, aucune de ces excentricités éclatantes, aucun de ces désordres tapageurs, de ces capricieuses extravagances qui semblent presque commandées, dit-on, par leur nature, aux artistes d’inspiration. L’irrégularité même, chez elle, était régulière, et elle se hâta, le plus tôt qu’elle put, d’achever de la régulariser complètement.

Un livre très curieux que vient de publier, sur miss Fanny Kemble, Mme Augustus Craven, jette un jour tout nouveau sur les âmes d’artistes ; on voit combien elles abondent en contrastes. Cette grande famille tragique des Kemble en est pleine. Mrs Siddons, la pathétique