Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/290

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Pourquoi ce qui est touchant sous les doigts du pianiste, serait-il froid sur les lèvres du chanteur ? Il faut seulement qu’il sache donner aux traits le caractère du morceau, et pour le chanter, il n’a qu’à être aussi habile exécutant qu’un instrumentiste. Rubini se jouait de cette difficulté. Sa voix, plus moelleuse qu’éclatante, et couverte même d’un léger voile, avait des souplesses de couleuvre, et se prêtait, sans un effort, sans un cri, sans une contraction du visage, à toutes les audaces des plus merveilleux maîtres du clavier ou de l’archet. C’est lui qui, un jour, à une répétition de Don Giovanni, pendant la ritournelle d’Il mio tesoro, se pencha vers l’orchestre et dit à la clarinette qui venait d’exécuter un passage plein d’éclat : « Monsieur, voudriez-vous me prêter ce trait-là ? » Et il l’introduisit à la fin de son air, à la stupéfaction et aux applaudissements de l’orchestre et du public. Sans doute, c’était altérer Mozart, mais avec Mozart même, et Rubini seul était capable de cette faute heureuse. Les ténors qui l’ont suivi, ont voulu l’imiter et ne font que le parodier. Le charmant violoncelliste Braga, m’a raconté qu’allant voir à Bergame Rubini retiré du théâtre, il lui marque quelque étonnement du grand effet d’émotion qu’il produisait, disait-on, dans la cavatine du second acte de Marino Faliero, un air à roulades. « A roulades ! répondit en souriant Rubini, voulez-vous me l’accompagner ? » Et dix minutes après Braga se levait du piano, pleurant, applaudissant, stupéfait d’avoir entendu ces traits, ces gammes se transformer sur les lèvres vibrantes de l’artiste, en cris de rage et en accents de désespoir.