Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/291

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Voici un exemple plus frappant encore de cet emploi de la virtuosité.

Rubini, dans le célèbre duo du défi de Tancredi, avait pour partenaire Bordogni, artiste froid, mais virtuose consommé ; Bordogni, ennuyé d’être toujours vaincu dans ce duo par Rubini, imagina, pour avoir au moins son jour de triomphe, de lancer un soir à son adversaire, sans en être convenu avec lui, un trait nouveau et un trait d’une telle longueur, d’un tel éclat, que la salle y répondit par un tollé d’applaudissements fort inaccoutumé pour Bordogni. Rubini le regarde, sourit et commence une roulade à la Garcia, c’est-à-dire une roulade improvisée, où les gammes, les gruppetti, les trilles se succédèrent sans interruption, avec une telle rapidité et pendant un si long temps, que le public éclata de rire, émerveillé qu’une poitrine humaine pût contenir une telle provision de souffle, qu’un gosier humain pût lancer de telles fusées musicales. Ajoutons que ce jour-là, on applaudissait aussi l’homme d’esprit dans le virtuose, car cette roulade était en situation puisque c’était une riposte ; cet air de bravoure était un air de bravade, ce choc de vocalises ressemblait à un choc d’épées, ce duo de rossignols devenait un duel de chevaliers.

Chose remarquable ! Cet incomparable exécutant se montrait, dans les morceaux d’expression, le plus touchant, le plus simple, le plus ému des chanteurs.

Quel artiste a su mieux pleurer en musique que Rubini ? Il semblait que le hasard l’eût créé tout exprès pour cette musique élégiaque qui sépare Otello du Trovatore, je veux dire la musique de Bellini. Quand