Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/296

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demeurait place de la Bourse, j’entends un garçon dire au patron : « Cette canne est à M. Berlioz. ― M. Berlioz ? dis-je vivement au coiffeur, vous connaissez M. Berlioz ? ― C’est un de mes meilleurs clients ; il doit venir aujourd’hui. ― Eh bien, remettez-lui ce mot. » C’était la lettre de Mme Vernet. Le soir j’allai entendre Freischütz, la salle était comble et je n’avais pu trouver place que dans le couloir de la seconde galerie. Tout à coup, au milieu de la ritournelle de l’air de Gaspard, un de mes voisins se lève, se penche vers l’orchestre et s’écrie d’une voix tonnante : « Ce ne sont pas deux flûtes, misérables ! Ce sont deux petites flûtes ! Deux petites flûtes ! Oh ! quelles brutes ! » ― Et il se rassied indigné. Au milieu du tumulte général, je me retourne et je vois à mes côtés un jeune homme tout tremblant de colère, les mains crispées, les yeux étincelants, et une coiffure, une coiffure !… On eût dit un immense parapluie de cheveux, surplombant, en auvent mobile, au-dessus d’un bec d’oiseau de proie. C’était à la fois comique et diabolique ! Le lendemain matin, j’entends sonner à ma porte ; je vais ouvrir et à peine la figure de mon visiteur entrevue :

« Monsieur, lui dis-je, n’étiez-vous pas hier soir à Freischütz ?

— Oui, monsieur.

— Aux secondes galeries ?

— Oui, monsieur.

— N’est-ce pas vous qui vous êtes écrié : « Ce sont deux petites flûtes ? »

— Sans doute ! Comprenez-vous des sauvages pareils