Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/298

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descendant de voiture) donna lieu un jour, entre nous, à une conversation caractéristique. Le matin je reçois un mot de Berlioz écrit d’une main crispée :

« Il faut absolument que je vous parle. Avertissez Sue ! O mes amis, que de douleur ! »

Là-dessus, lettre de moi à Eugène Sue :

« Tempête ! Berlioz nous convoque ! Ce soir, à souper, chez moi, à minuit. »

A minuit, arrive Berlioz les yeux tout chargés de nuages, les cheveux retombant sur son front en saule pleureur, et poussant des soupires qu’il semblait tirer de ses talons.

« Eh bien, qu’y a-t-il donc ?

— O mes amis, ce n’est pas vivre !

— Est-ce que votre père est toujours inflexible ?

— Mon père ! s’écria Berlioz avec rage, mon père dit oui ! Il me l’a écrit ce matin.

— Eh bien, il me semble…

— Attendez ! Attendez ! Fou de joie en recevant cette lettre, je cours chez elle, j’arrive éperdu, fondant en larmes et je lui crie : « Mon père consent ! Mon père consent ! » Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? « Not yet, Hector !not yet ! (Pas maintenant, Hector, pas maintenant). Mon pied me fait trop de mal. » Qu’en dites-vous ?

— Nous disons, mon ami, que cette pauvre femme souffrait sans doute beaucoup. ― Est-ce qu’on souffre ? répliqua-t-il. Est-ce que la douleur existe quand on est dans l’ivresse ? Mais moi, moi, si l’on m’avait donné un coup de couteau en pleine poitrine au moment