Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/299

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

où elle m’a dit qu’elle m’aimait, je ne l’aurais pas senti. Et elle !… Elle a pu… elle a osé… » Puis, tout à coup, s’interrompant : « Comment l’a-t-elle osé ?… Comment n’a-t-elle pas pensé que j’allais l’étrangler ? » A cette phrase, dite avec autant de simplicité que de conviction, Eugène Sue et moi nous partîmes d’un éclat de rire. Berlioz nous regarda d’un air stupéfait. Il lui semblait avoir dit la chose la plus naturelle du monde, et nous eûmes grand’peine à lui faire comprendre qu’il n’y avait aucune liaison d’idées entre une femme qui se plaint de souffrir du pied et une femme qu’on étrangle, et que miss Smithson eût été au comble de l’étonnement s’il lui avait sauté à la gorge, à la façon d’Othello. Le pauvre homme nous écoutait sans comprendre, la tête baissée ; des larmes ruisselaient le long de ses joues, et il nous disait… « C’est égal, elle ne m’aime pas ! Elle ne m’aime pas !

— Elle ne vous aime pas comme vous l’aimez, répondait Sue ! c’est évidant, et c’est bien heureux, car deux amoureux pareils à vous feraient un singulier ménage ! » Il ne put s’empêcher de sourire. « Voyez vous, mon cher ami, ajoutai-je à mon tour, vous avez la tête pleine de la Portia de Shakespeare, qui se donne un coup de couteau à la cuisse pour décider Brutus à lui accorder sa confiance. Mais miss Smithson ne joue pas les Portia, elle joue les Ophélie, les Desdémone, les Juliette, c’est-à-dire des créatures faibles, tendres, craintives, essentiellement féminines enfin ! et je suis sûr que son caractère ressemble à ses rôles !

— C’est vrai !