Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/371

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moi, il y était sensible, surtout à ce moment là. Il en est des âmes blessées comme des organes malades, elles ont une délicatesse de perception que ne connaît pas toujours la santé ; et souvent, le soir, quand il nous quittait, nous avions la joie de le voir partir, non pas consolé, mais moins inconsolable.

Un incident de famille et un hasard de conversation le tirèrent de cette torpeur morale et intellectuelle. Notre petite fille fut atteinte d’une grave maladie dont la guérit une intervention quasi-miraculeuse. Est-ce la vue de notre désespoir pendant ces onze jours de mortel péril ? est-ce l’ivresse de notre joie quand vint la convalescence ? je ne sais pas. Mais tout ce qu’il vit, tout ce qu’il entendit dans notre maison, pendant cette terrible crise, lui donna une forte secousse au cœur. Il comprit qu’il y avait des douleurs plus terribles que des pertes d’argent, que des abandons de femmes, et même que des défaillances d’imagination ; il rougit presque de son chagrin en face du nôtre ! Deux de nos amis, Goubaux et Schœlcher, venaient chaque soir pour passer avec nous la nuit au chevet de cette pauvre petite créature mourante, et s’associer aux soins de toutes les minutes que demandait cette lutte désespérée contre la mort. Eugène Sue fut touché de cette amitié si vive, il demanda sa part de ce dévouement ; il ne pouvait, sans une émotion qui le distrayait de lui-même, regarder dans son lit, les yeux fermés, les cheveux épars, la figure plus blanche que l’oreiller, cette enfant qui, quelques jours auparavant, venait se jeter si gaiement et si étourdiment à travers son chagrin ! Enfin, que vous dirai-je !