Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/370

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« Quoi ? des larmes, à trente-six ans, pour de l’argent perdu !

— Oh ! ne l’accusez pas ! il avait perdu bien autre chose que de l’argent. Quelques jours après sa ruine, une femme qu’il adorait, et qui lui reprochait toujours de ne pas l’aimer assez, rompit net avec lui, lui arrachant ainsi jusqu’aux joies du passé. Ce n’est pas tout ! Frappé dans son amour, il se sentit en même temps mortellement atteint dans son talent. »

Il y a, dans la vie des artistes, des moments de crise qui sont le coup de cloche de la décadence, ou le signal du renouvellement. Racine a écrit ce mot profond : « Un poète qui, à quarante ans, ne trouve pas une source d’inspiration nouvelle, est mort comme poète. » Eugène Sue en était là. Il avait épuisé le roman maritime, épuisé le roman mondain, il lui fallait une nouvelle sphère, et il n’en connaissait pas d’autres, il n’en entrevoyait pas d’autres. Il sentait son imagination s’effondrer comme le reste. Plus d’invention ! plus d’idées ! plus d’exécution ! Il restait des heures entières assis devant son papier, sans pouvoir écrire une ligne. Je l’entends encore me dire avec désespoir : « Je suis fini ! je suis fini ! Je ne trouve plus rien ! Je ne trouverai plus rien ! Il ne me reste même plus la consolation du travail ! » Pour le calmer, la maîtresse de la maison, qui aurait suffi à lui prouver qu’on pouvait être une charmante femme et une honnête femme, se mettait au piano et lui chantait quelques mélodies de Schubert dont les premières œuvres venaient de paraître. Quoiqu’il n’aimât pas la musique aussi passionnément que