Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/373

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Il m’est impossible de nier l’amour de cette jeune femme, et il m’est impossible d’y croire ! Elle n’a aucun intérêt à me tromper puisqu’elle ne peut rien retirer de moi. N’importe ! Tout le temps qu’elle me parle de sa tendresse, je me dis : « Pourquoi me parle-t-elle ainsi ? Dans quel but ? Quel avantage en espère-t-elle ? » C’est affreux ! Figurez-vous un homme qui, en regardant l’éblouissante fraîcheur d’un visage de vingt ans, verrait derrière ses joues, le squelette ! »

Je l’interrompis vivement : « Eh bien ! lui dis-je, le voilà, votre sujet ! Un sujet poignant, nouveau ! Le sceptique punit par le scepticisme ! cela convient merveilleusement à votre talent ! ― Vous croyez ? ― J’en suis sûr ! cherchez ! faites comme Goethe, dépeignez votre désenchantement… et qui sait, peut-être en guérirez-vous en le dépeignant. » Il suivit mon conseil et il chercha si bien, que, quinze jours après, son roman d’Arthur était commencé ; Arthur, où l’on retrouve les tâtonnements d’un ouvrage de transition, mais dont certaines pages ont une force d’analyse psychologique que l’on voudrait rencontrer plus souvent chez Eugène Sue. Du reste, ce nouveau travail le saisit si vivement que, quelque temps après, il entra chez moi en me disant : « Je quitte Paris ; je ne peux pas travailler ici. J’ai ramassé çà et là quelques débris de créances ; je m’en vais à trente lieues, en Sologne, dans le vaste et stérile domaine d’un de mes parents, où j’ai arrangé à ma guise une maison de paysan. Je me fais ermite ! » Il partit, en effet, trois jours après pour son ermitage ; seulement, en historien fidèle, je dois ajouter qu’il y alla en poste.