Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/374

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Le voilà donc installé à la campagne. Une des particularités les plus curieuses de son caractère était une puissance de solitude, que je n’ai connue à aucun autre homme d’imagination. Les longs hivers, passé tout seul, loin de toute habitation, au milieu des neiges, des rochers, des bois, le rassérénaient au lieu de l’attrister. Toute la journée, dans sa retraite, se divisa en deux parts : neuf heures de travail, et quatre heures de promenade. Passant ainsi au milieu des bruyères et des sapins de la Sologne, se dessinant à l’horizon, sur un petit poney qu’il avait acquis en échange d’une superbe pièce d’argenterie, et suivi d’un grand lévrier que lui avait donné le comte Dorsay, il avait l’air d’un personnage de Walter Scott.

C’était vers 1841. A ce moment, si vous vous le rappelez, les idées sociales, les questions de paupérisme commencèrent à travailler les esprits, on se préoccupa et on s’occupa du sort, des mœurs, des souffrances des classes travailleuses ; le peuple prit sa place dans l’imagination publique. Eugène Sue étant revenue à Paris, un éditeur intelligent et chercheur vint le trouver et lui apporta une publication anglaise illustrée, dont les gravures et le texte étaient consacrés à la peinture des mystères de Londres : « Un ouvrage de ce genre sur Paris, lui dit-il, aurait de grandes chances de succès. Voulez-vous me le faire ? ― Une revue illustrée ? lui répondit Eugène Sue, cela ne me tente guère. Enfin, j’y penserai. » Quelque temps après, je reçus de lui, à la campagne, un petit carton brun renfermant deux ou trois cents pages de manuscrit, et accompagné de ce