Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/386

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quand on est débiteur. » Eugène Sue l’écouta, la tête assez basse et répondit : « Il ne faut pas être trop méchant, mon bon Camille. Vrai ! je n’ai pas pu m’en empêcher ! Jugez-vous même. On m’avait apporté ce matin les épreuves du chapitre de Morel. En les corrigeant, il m’a semblé que c’était un billet à ordre aussi que ce chapitre-là, et qu’après l’avoir écrit, je n’avais pas le droit de repousser un honnête homme malheureux ! » Oh ! pour le coup, les larmes nous vinrent aux yeux ! Camille lui prit les mains en lui disant : « Vous avez bien fait ! Vous valez mieux que nous, et, quant à votre créancier, je me charge de le faire attendre. »

Voilà comment, dis-je alors à mon compagnon de promenade, qui était ému lui aussi, voilà comment l’imagination de Sue a transformé son âme ! Voilà comment la bienfaisance, la charité lui ont passé dans le sang ! C’est l’auteur qui a évangélisé l’homme. On a accusé sa conversion aux idées démocratiques, de calcul ; ses actes suffiraient pour répondre. Une fois sur le chemin de Damas, il alla jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au sacrifice, jusqu’à l’exil volontaire. Nommé représentant en 1848, il prit place sur les bancs de la gauche, et le premier jour, il alla, par admiration, s’asseoir à côté d’un poète illustre. On discutait je ne sais quelle loi, il causait avec son voisin, et fut surpris de le voir, tout en causant, lever la main, se lever, voter enfin. « Est-ce que vous avez entendu l’orateur ? lui dit-il. ― Je n’ai pas entendu un mot. ― Alors, comment pouvez-vous voter ? ― Oh ! c’est simple. Voyez-vous,