Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/385

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pas avec vous, je m’en vais ! » Et Pleyel se lève… « Mon bon Camille, je vous en supplie, restez ! Je n’ai pas pu faire autrement. ― C’est-à-dire que vous n’avez pas pu résister à votre caprice. Voyons ! quel objet d’art, quelle pièce d’argenterie vous a encore tourné la tête ? Froment-Meurice sera venu, il vous aura apporté… ― Non, non ! mon bon Camille, non, Froment-Meurice n’est pas venu et je n’ai rien acheté ! ― Mais alors, à quoi avez-vous employé cet argent ? Voilà ! c’est que c’est très difficile à dire. ― Eh bien, je le saurai malgré vous ! » dit Pleyel, et il se met à appeler très haut : « Laurent ! » (c’était le nom du domestique). Laurent paraît. « Qui est venu voir monsieur, ce matin ? ― Un pauvre entrepreneur en menuiserie, avec sa femme et ses enfants ; on allait saisir ses meubles, les créanciers allaient le mettre en faillite. Le pauvre homme pleurait à chaudes larmes, monsieur lui a donné les dix-huit cents francs. » Nous nous trouvâmes un peu embarrassés. Le valet de chambre parti, Eugène Sue reprit à voix basse, et toujours confus : « Mon bon Camille, ce malheureux était l’honnêteté même, sa probité et sa détresse m’étaient attestées par un homme que vous connaissez et estimez ; M. B. Ces dix-huit cents francs lui sauvaient l’honneur. ― C’est très bien de faire l’aumône, reprit Pleyel, toujours grondeur, et avec la sévérité du commerçant, mais avant d’être généreux il faut payer ses dettes : la générosité, c’est le luxe ; la fidélité à ses engagements, c’est le devoir. Votre créancier attend peut-être ses dix-huit cents francs avec impatience, il en a peut-être besoin, lui aussi ! Que diable ! on ne donne pas de satisfactions de bienfaiteur