Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/403

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qui sautent plusieurs générations, ces traits de caractère, d’esprit, qui dorment parfois de longues années dans une race, et qui, soudainement, y reparaissent sous forme de vertus ou de vices dans quelque être plus complet, me font penser à ces fleuves qui, au sortir de leur source, s’enfoncent presque aussitôt dans la terre, y cheminent obscurément, silencieusement pendant plusieurs lieues, et ressortent tout à coup plus rapides, plus denses, grossis, ce semble, de tous les petits cours d’eau qu’ils ont rencontrés et raccolés en route. En effet, de combien de petits affluents n’est pas formé ce que nous appelons notre imagination, notre intelligence, notre âme ? Rien n’est absolument nôtre, en nous ; nul n’est tout seul chez lui ; chacun loge une foule de parents, de petits-cousins, d’arrière-grand’tantes, qui vivent en lui, et se manifestent par des actes, des pensées, des gestes, qu’il croit siens et qui leur appartiennent. J’en puis citer un curieux exemple. Un des vieux amis de mon père, me voyant faire des armes dans ma jeunesse, s’écria : « Tiens ! le coup de votre père ! » D’où me venait ce coup ? Ce n’était pas imitation, j’avais cinq ans lorsque je perdis mon père. Non, ses doigts l’avaient légué aux miens. C’était de l’atavisme. Je faisais des contres de quarte, par filiation.

Eh bien, c’est ainsi que plus d’une fois dans ma vie, m’observant, m’étudiant, et remarquant en moi des dispositions qui me faisaient dire : « De qui donc est-ce que je tiens cela ? » j’ai été amené à m’écrier tout à coup : « C’est de mon grand-père ! »