Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/419

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On ne les connaît pas tout entiers quand on ne les connaît que par leurs ouvrages, car le vrai livre où il faut les lire, c’est leur esprit même, c’est leur cœur, c’est leur entretien, c’est leur vie. Que leur a-t-il donc manqué pour donner au monde leur entière mesure ? Quel défaut ont-ils eu ? Quel défaut ? Une ou deux qualités de trop, peut-être. Dieu les avait doués trop libéralement ; ils aimaient trop de choses ; ils étaient propres à trop de choses. Leurs aptitudes presque universelles les entraînaient sans cesse en des travaux différents, où le public perdait haleine à les suivre ; parfois aussi a pesé sur eux la sombre devise de Bernard Palissy : Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir.

Tel fut Goubaux.

Rien de plus humble que son origine. Sa mère tenait une boutique de mercerie dans la rue du Rempart, détruite aujourd’hui et voisine alors du Théâtre-Français. Son enfance fut plus qu’éprouvée, elle fut malheureuse ; un beau-père dur et même cruel fit de l’autorité paternelle une tyrannie, presque une torture. L’enfant en souffrit, mais, chose rare, son âme ne s’y altéra point. Il fut maltraité pendant six ans sans devenir méchant ; il fléchit pendant six ans sans devenir faible ; il trembla pendant six ans sans devenir craintif.

Sa première conquête intellectuelle fut un tour de force. Il avait déjà neuf ans, je crois, et il savait à peine ses lettres ; il ne voulait pas apprendre à lire. Sa mère employa un moyen fort ingénieux pour l’y forcer. Elle prit un volume de contes et commença à lui en lire un ; le début enchanta l’ardente imagination de l’enfant,