Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/474

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Le croirait-on, cet acteur si brillant, n’avait pas de mémoire. Force lui était, quand il jouait une longue scène au fond du théâtre, d’avoir un second souffleur derrière le décor. Il inventait les plus étranges artifices de mnémonique. Tantôt c’était un fauteuil, tantôt une fleur du tapis, tantôt un certain quinquet, auxquels il accrochait le souvenir d’un hémistiche, d’un vers qui lui échappait toujours. Comment pouvait-il accommoder sa verve, sa fougue avec ces affreux tâtonnements du souvenir ?… Comment ? En les faisant servir à sa fougue elle-même. Oui, ainsi que Molé, qui lui, non plus, dit-on, n’avait pas de mémoire, il tirait de sa lutte avec les mots, des effets inexprimables ; il semblait aller chercher ses paroles au fond de ses entrailles, ses bégaiements de langue devenaient des frémissements de passion. Si naïve, du reste, était sa fougue, qu’au moment des représentations d’Hernani, quand il rentrait dans sa loge, épuisé par ce rôle écrasant, il suffisait de nier devant lui la beauté de la pièce, pour qu’il repartît, avec un surcroît de verve et de rage et vous jetât en réponse, les plus beaux passages de son rôle. Chose étrange, cet être si nerveux eut la vieillesse d’un sage et la mort d’un stoïcien. Retiré dans une petite maison de campagne, sur les bords de la Seine, au Coudray, il vécut là, plusieurs années, tout seul, souriant, et passant ses journées à lire les Grands hommes de Plutarque. ― « Quand mes amis viennent me voir, disait-il, j’en suis charmé. S’ils ne viennent pas, je m’en passe. » Vers soixante-dix-huit ans, il sentit que sa vue commençait à s’éteindre ; il ne pouvait plus lire, il ne pouvait plus